TROISIEME EDITION LA LECTU h-CT/ PAR o ERNEST LEGOUVÉ DE [. ACaOEMIB PRANÇAISB ^' BIBLIOTHEQUE D'ÉDUCATION ET DE RÉCRÉATION J. HETZEL ET C", i8, RUE JACOB PARIS î Tous droits de traduction et de reproduction réservée c (fi '"" sz ^ c/5 "O 1) O x: •- ^ C3X) ="1 •c -û 6 >. •G ^ a; ^ a. 3 C cd .C 4— > c/) . C .s 5 E o X) c ^ S ♦^ .1 XL < oo ; c OÙ O C -3 «^ ^ C o LA LECTURE EN ACTION OUVRAGES DU MÊME AUTEUR LES PÈRES ET LES EnFANTS AU XIX'' SIECLE {En- fancc et Adolescence), Ik' édit., 1 vol. in-18.. 3 » Les Pères et les Enfants au xix^ siècle (Jctt- ncsse), 12« édit., 1 vol. in-18 3 » Nos Filles et nos Fils, ll^édit., 1 vjI. in-18.. 3 y> Conférences parisiennes, 6"' édit., 1 vol. in-18.. 3 » L'art de la lecture, 1 vol. in-18, 29*= édition ... 3 » Petit traité de lecture a haute voix, à l'usage des écoles primaires, in-18, 13° édition 1 » L'alimentation morale pendant le siège, in -18. » 25 Les deux Misères, in-18 » 25 Les Epaves du naufrage, in-18 » 5 J Samson et ses élèves, iii-8 2 » Lamartine, in-8 1 50 Maria Malibran, in-18 » 75 La Ouestion des Femmes, in-18 1 * 4207. — IinpripHTu- A. I .iliurc, rucjlc lliuruH, 'j, i\ 1 ar*. % LA LECTURE ^ ^CT/q PAR & ERNEST LEGOUVÉ DE l'académie française Deuxième Edilion ,^ J- BIBLIOTHEQUE D'ÉDUCATION ET DE RÉCRÉATION J. IlETZEL ET C'^ la, RUE JACOB PA RIS Tous droils de Iraduclion cl de reproduction réservés Digitized by the Internet Archive in 2010 with funding from University of Ottawa http://www.archive.org/details/lalectureenactiOOIego DEDICACE A M. RÉGNIER Mon cher ami, Une de mes joies en écrivant ce livre, a été de penser que je pourrais vous le dédier. Son cadre restreint, ne me permet pas de dire lout ce que trente-cinq ans d'une amitié ininterrompue, m'ont appris sur vous, comme artiste et comme homme, mais je puis du moins, parler du professeur. Les constants et éclatants succès de votre classe au Conservatoire, ne disent pas tout. Le public ap- plaudit souvent vos élèves, sans le savoir. Je con- nais à la Gomédie-Françiise, plusieurs artiates, parmi les plus distingués, qui n'abordent un rùle, en pleine confiance, qu'après l'avoir travaillé avec vous. En dehors de la Comédie-Française, combien VI DEDICACE. d'acteurs et d'actrices de comédie ou de drame, viennent, au moment d'une création importante, réclamer vos avis, et se confier à votre direction ! En dehors du théâtre, combien de professeurs, d'avocats, d'hommes politiques, font appel à votre science ! Un des plus aimables Français nue j'aie connus, lord Gran ville ne se plaît- il pas à rappeler qu'il a été votre élève un jour? Moi-même, cet automne, à la campagne, un de mes plus vifs plaisirs n'a-t- il pas été de vous voir initiant un de nos hôtes à toutes les délicatesses d'un des rôles de l'ancien répertoire, me révélant dans l'art de la diction des secrets qu'après quarante ans d'étude j'ignorais encore, et me montrant enhn, l'idéal du maître, c'est-à-dire celui ({ui, dans son enseignement, s'appuie à la fois sur la tradition, et sur les besoins de l'esprit nouveau. l*ermettez-moi dune, mon cher ami, d'inscrire voire nom sur la j)rciiiit're page de eu livre;, il me seml.'le que cela hii porlera bonheur LA LECTURE EN ACTION CHAPITRE I DESSEIN ET PLAN GENERAL DE l'oUVRa'gE Ce livre est le complément de l'Art de la lecture. C'est, si je puis parler ainsi, la lecture en action. L'idée m'en a été suggérée par notre cher ami Hetzel, à qui j'en ai dû tant d'autres. Je voudrais, me dit-il un jour, que vous fissiez pour mon jeune public du Magasin d'éducation, un cours de lec- ure, je voudrais qu'une suite d'exercices choisis, vous permît de lui présenter la pratique après la théorie, de lui enseigner avec détail, et pour ainsi dire mot à mot, comment un morceau doit être dit, de façon que, avec ce secours, chacun 1 LA LECTURE EN ACTION. puisse être son professeur de lecture à soi-même. — Rien de plus utile, je crois, qu'un tel livre, lui répondis-je, mais rien de plus dilficile. Une leçon de lecture est une leçon essentiellement orale ; comment en faire une leçon oculaire? Comment instruire un sens par Fintermédiaire d'un autre? Gomment arriver à l'audition par le regard? Tout mot écrit est un mot muet. Comment lui donner la parole, et le faire entrer dans le monde des sons? Ce n'est pas tout, et voici un autre embarras. Quelle méthode adopter pour écrire un tel livre? Faut-il, comme dans les grammaires, aborder les règles l'une après l'autre, et en montrer l'ap- plication dans le morceau choisi ? Par exemple, dois-je m'occuper d'abord de la respiration, puis de la prononciation, puis de rarliculation, puis de la ponctuation, et donner une série d'exercices où rélève verra tout ce qui se rapporte à l'art de ponctuer, de respirer, de prononcer, d'articuler? Vaut-il miijux, au conli'aire, établir pour principe la gradation des diflicultés, et disposer les mor- ceaux de fa(,on à faire passer le lectcii!*, par une suite d'études, des phrases courtes aux phrases PLAN GENERAL DE L OUVRAGE. ^ longues, des écrivains simples aux écrivains sa- vants, des prosateurs aux poètes? Enfin ny aurait-il pas plus d'intérêt à prendre successivement les plus grands écrivains en prose et en vers, et à s'appliquer à les lire l'un après l'autre? On apprendrait, en les lisant, qu'il y a autant de façons de dire qu'il y a d'écrivains ; on se pénétrerait du génie propre de chacun d'eux, du caractère de diction qu'il réclame ; et, du même coup, ainsi, on arriverait à la possession complète des secrets de notre art. Voilà trois méthodes très différentes. Laquelle choisir? Grande difliculté! laissez-moi le temps d'y réfléchir, « je reviendrai demain. » Le lendemain je revins tout radieux! — J'ai trouvé, lui dis-je. — Quelle méthode adoptez- vous? — Aucune, c'est-à-dire toutes ! Toutes sont bonnes, et elles doivent toutes avoir leur place dans notre enseignement. Je ne vois pas ce livre comme un ouvrage didac- tique : ce serait recommencer notre traité de lecture. Il ne s'agit plus de théorie, de règles, mais d'application : or, l'application doit être variée comme les sujets mêmes. Mon ambition est (iue LA LECTURE EN ACTJOX. ce livre soit non seulement instructif, mais, s'il est possible, intéressant. Il faut, pour cela, que chaque chapitre réveille l'attention, excite la curiosité par quelque chose d'imprévu, je dirais volontiers d'inventé. L'imagination doit y avoir sa part, et savez-vous sur qui je compte pour l'y introduire ? Sur vos jeunes lecteurs. Mes idées susciteront en eux des observations, des objec- tions, des doutes. Je leur demande instamment de me les communiquer, j'y répondrai ; ce sera entre eux et moi comme un dialogue; ils me donneront des idées, nous serons collaborateurs. Je com- mencerai dans huit jours. TROIS FABUI.ISIES. CHAPITRE II TROIS FABULISTES — TROIS FABLES TROIS GENRES DE DICTION Par où commencer? Je voudrais une première élude qui en comprît plusieurs, une leçon de lecture qui lût une leçon de littérature. Pour ce faire, prenons un sujet de fable, traité d'abord par Ésope, puis par Phèdre, puis par La Fontaine; comparons leurs trois manières de traiter cet apologue, nous verrons ainsi comment le même sujet se métamorphose en passant par des imagi- nations différentes et demande trois formes gra- duées de diction. Dans Ésope, il nous faudra étudier la clarté, la correction et la justesse du débit; dans Phèdre, la finesse et le relief; dans La Fontaine, le coloris et le sentiment, et nous 0 LA LECTURE EX ACTION. passeroîîs successivement de la simplicité toute nue, à la simplicité mêlée d'art, puis à l'art com- plet qui fait vibrer toutes les cordes de la lyre; do façon que ce seul exercice deviendra presque, par un côté; un petit cours entier de lecture. § 1- ÉSOPE LE CHAT ET LES RATS l'u chnt^ ayant appris qu'il y avait beaucoup de rats '/ans wie maison^ y vintj et se mit à les prendre et à les manger l'un après l'autre. Us rats, se voyant dctniire ainsi ^ tinrent conseil : « Ne soiHons pas de nos trous ^ dirent-ils^ le chat ne pourra ]tas nous y chercher^ et nnuii 'srrnna sauvés. » fj' chat, voyant qiic les rats ne se montraient plus, résolut de les attirer. Il grimpa donc au iilnfoud^ se pendit ii U7ie cheville, et contrefit le mort. Mdis un rat, Cajiercevant, lui cria : « Ek f mmi rhrr, (funnd tu serais un sac, je n approcherais pas de toi. » Cetlr f(dde montre (juc 1rs gens sages, quand ils ont souffert de la méchanrrtr d'un homme, ne se laissent jilus tromper par ses ruse.^. TROIS FABULISTES. Avant d'entrer dans l'étude détaillée de cette fable, posons une des règles les plus importantes de l'art de la lecture. Cet apologue doit être dit tout entier 51/7" /e ton du récit-. Qu'est-ce que le ton du récit? Y a-t-il donc un ton particulier qui puisse s'appeler ainsi? Oui. Le raisonnement, le senti- ment, la démonstration, ont chacun un ton qui leur est propre, et qui diffère autant du ton du récit, que la couleur bleue diffère de la couleur rouge, ou de la couleur jaune. Pour vous en con- vaincre, écoutez attentivement quelqu'un qui raconte, en causant, un fait dont il a été témoin ; puis prêtez ensuite la même attention, à cette même personne, exprimant une réflexion, ou un sentiment. Vous reconnaîtrez aussitôt que le ton du récit est quelque chose d'absolument distinct, f(ue la narration d'un fait amène naturellement sur les lèvres du narrateur un certain accent, de certaines inflexions qui sont comme la musique de ses paroles. On dirait que ie'causeur, en enta- mant un récit, prend un certain instrument qui a une voix à lui, et que cet instrument joue tout seul sur les lèvres du narrateur, au souffle de sa parole. 8 LA LECTURE EN ACTION. Du reste, ce ton est bien facile à reconnaître, il suffit d'y faire attention ; au théâtre, quand nous faisons répéter une pièce, et que dans une tirade se trouve enclavé un fragment de narra- Lion, si l'acteur, emporté par la chaleur du débit, prête à cette narration le même accent qu'à l'ex- pression des sentiments, nous l'arrêtons court, en lui disant : « Non! non ! // faut prendre là le ton du récit, » et soudain, sans qu'il soit besoin d'au- tres explications, l'acLeur change de ton, comme, au manège, quand l'écuyer dit -.changez de pied, le cavalier fait porter son cheval du pied droit sur le pied gauche, et réciproquement. Le caractère principal de la diction narrative, c'est la vérité; il faut que le lecteur fasse passer dans son débit la réalité du fait, il faut qu'on sente que ccst arrive. Le ton du récit peut s'a- nimer, se précipiter, se colorer, selon (|ue le fait lui-même est simple ou pathéli(iue, touchant ou horrible ; mais le fond même du débit ne change pas, c'est comme la basse dans une phrase musicale. La voix la j'his projuo au récit est la voix du médium. Lrs notes liantes sont trop criardes ou TROIS FABULISTES. trop tendues, les notes basses, trop lourdes, pour se prêter à la libre et souple allure de la narra- tion. La fable d'Ésope va nous offrir un modèle d'étude pour le récit simple et familier. Un chat, ayant appris qu'il y avait beaucoup de rats dans une maison^ y vint, et se mit à les prendre et à les manger l'un après l'autre. Dans ces trois lignes, deux règles importantes : l'observance de la ponctuation, et l'emploi du mot de valeur. Qu'est-ce que le mot de valeur? C'est le mot, ou les mots, en qui se trouve condensé, résumé le sens de la phrase; il faut toujours les .mettre en lumière par l'accent, pour attirer sur eux l'attention de l'auditeur. L'emploi intelligent du mot de valeur ajoute beaucoup à la clarté et à l'effet du débit. Un chat... mot de valeur; c'est le personnage principal de la fable, il faut donc l'annoncer, pour ainsi dire, comme on annonce dans une pièce de théâtre, l'entrée d'un grand personnage ; le tout, sans emphase, bien entendu, et avec la familiarité qui convient à l'apologue. 10 LA T.ECTURE EN ACTION. Un chat... après l'accent, la virgule. Arrêtez- vous un moment après le mot, un chat; h phrase est longue, ce mot en est comme le Général; mettez-le en avant... un peu seul, pour qu'à la suite les lignés se déroulent clairement et sans confusion. Un chat... ayant appris qu'il y avait beaucoup de rais dans une maison. Les rats sont les seconds personnages du drame: donc, second mot de valeur, second accent, se- conde virgule. Y vini... virgule, la ponctuation est la lumière de la diction. Kt se mit d les prendre et à les manger Vun après [antre. Placez un léger temps d'arrêt après les ]'rfudre... celte courte suspension donnera plus de pifjuanl à les manrjcr. Les rats, \irQu\iiy se voyant drtruirc ainsi, virgule, tinrent conseil... deux points. « Ne sortons pas de 7ios trous, dirrnt-ils, le chut nr pourra pas venir nous y chercher, et nous serons sauvée. » L;"i, clian^'oment complet de Ion'; ce n'est plus (lu rccil, c'est (lu (lialo;i:u(i : il l.iut donc figurer par la diction des gens (jui parlent ; il faut donner TROIS FABULISTES. II à la voix les intonations qu'auraient les person- nages représentés. Imaginez-vous que vous en- tendez causer ces rats, tout bas, malicieusement, et prêtez -leur l'accent de satisfaction goguenarde de gens qui croient jouer un bon tour. Le c/iai, virgule voyant que les rats ne se ynontraient pluSj résolut de les attirer. Il grlmpi. donc au plafond ^ se pendit à une cheville , et contrefit le mort.... Dans ces quatre lignes, rien que le ton ordinaire du récit. Donnez seulement un peu d'intérêt à la lutte qui s'engage, en faisant sentir par votre dic- tion, que vous vous y intéressez vous-même. Mais un rat. Oh! ici, ajoutez par Tintonation un adjectif au substantif! que j*entende... un rat très avisé, un rat très fin. Mais un rat, V apercevant, lui cria : « Eli mon cher ! quand tu serais sac je n'approcherais pas de toi... » Ici le ton du dialogue doit avoir quelque chose de moqueur qui sente son rat qui triomphe. Le mot de valeur est sac. Cette fable monirCy virgule, que les gens sagcSj vir- gule, quand ils ont souffert de la méchanceté d'un hommCy virgule, ne se laissent plus tro nprr par ses ruses. 12 LA LECTURE EN ACTION. Nous voici en face d'un troisième ton, le ton du raisonnement. Il repose aussi sur la voix du mé- dium ; mais il est plus lent, plus grave que le ton du récit. Pour le reconnaître, ayez recours au moyen déjà indiqué ; écoutez-vous vous-même, et écoutez les autres. Rien ne vaut, dans 1 étude de l'art de la lecture, l'observation personnelle. Je fais grand cas de ce qu'enseigne le maître, des in- tentions qu'il nous explique, des intonations qu'il nous souffle ; mais sachez-le, vous n'apprendrez bien que ce (luo vous vous apprendrez un peu vous-mômcs ; ce qui poussera chez vous est aussi supérieur à ce qu'on y implantera, qu'un ar- buste en })leine terre à une plante en pot. Au Ihcâlre, nous laii^sons très souvent les acleurs chercher eux-mêmes les effets dans leur rùle ; il n'y a (|ue ceux-là (jui tiennent; trop souvent, ce (jue noire voix leur incuhpie, s'ellace peu à peu avec noire voix ; c'est comme un écho (jui meurt en se réj)étant. Prenez donc ceci pour devise : Pour d(iVL'nir un bon lecteur, il fauL être son se- cond professeur de lecture. TROIS FABULISTES. lÙ § 2. PHÈDRE Prenons maintenant la fable de Phèdre : Un chat, affaibli par les années et la vieillesse, ne pouvait plus atteindre les souris rapides. Il s'enveloppe de farine, et dansun coin obscur se jette négligemment. Un rat croit que cest nourriture; il saute dessus^ il est prison est mort. Un second périt pareillement, puis un troisième^ puis quelques autres suiviroil ; maisvint alors un vieux dur à cuire [le latin dit retor- ridus, recuit), qui avait louvent échappé aux lacets it aux pièges. Regardant, de loin, l'embûche de son en- nemi rusé : « Adieu, farine, hii dit-il, je te laisse dans ton coin. » Cette seconde fable ne vous transporte-t-elle pas dans une autre partie du domaine de l'art? Ne vous sentez-vous pas en face, non seulement d'un autre'écrivain, mais d'une autre classe d'écri- vains ?N'avez-vous pas monté d'un degré? Evidem- ment oui, puisque vous avez passé de la prose à 14 l'A LECTURE EN ACTION. la poésie. Phèdre se présente pourtant à vous, comme Ésope, sous le vêtement de la prose, puisque je vous le traduis; mais, ou bien, j'ai mal rempli mon office de traducteur, ou vous devinerez en dessous, le tour, le relief de la poésie. Esope est avant tout un moraliste, il compose ses fables pour l'affabulation; 6 auôo; ôr,VioTi. Cette fable montre que... Xo'ûk tout Ésope. Le récit n'est pour lui qu'un prétexte, le moyen de donner une forme vivante à une observation morale. Phèdre est avant tout un artiste ; avec lui s'introduit dans la fable tout ce qui caractérise l'art : la clarté ne lui suflit pas, il lui faut le relief; le dessin ne lui suffit pas, il lui faut la lumière; le contour ne lui suflit pas, il lui faut la couleur. Fidèle aux deux objets (jue l'art se propose, tantôt il abrège, il condense, il sim])lilie; tantôt il dévelopj^e, il dé- taille, il amplifie. Voyez comme, dès les premières lignes, se mon- tre la (liflV'rence entre les deux fabulistes. (Jue (lit llsope? l'a chnt, (ii/fint appris (ju'il y avdit beaucoup de rats dans inic maison^ se inil à les prendre et à les manger l'un uprès l'autre. TROIS FABULISTES. l5 Quoi de plus terre à terre, de plus vulgaire, de moins orné? Que dit Piièdre? Un chat^ affaibli par Vdge et les années, ne pouvait plus atteindre les souris rapides. Certes, cette phrase, pour être bien lue, exige, comme la première, clarté, correction et accent sur le mot de valeur, mais elle veut en outre de l'harmonie et la peinture des deux adversaires. Le chat, dans Esope, est un chat quelconque ; il ne représente que l'espèce; dans Phèdre, c'est un individu, c'est un vieillard. Dans Ésope, les rats sont nommés, rien déplus; dans Phèdre, ils sont peints; avec un seul mot, il est vrai, car Phèdre est avant tout un poète précis, concis, un peu sec; il a plus de nerfs et de muscles que de chair, mais un coup de pinceau lui sufiit. Les souris rapides, c'est une épithète à la façon d'Homère; faites-la sentir. // s'enveloppe de farine^ cl dans un coin obscur se jette négligemment. Là s'applique ce que je vous ai dit de l'art qui simplifie. On a un peu de peine à se figurer ce chat qui se suspend au plafond à une cheville et con- I(J LA LECTURE EN ACTION. trefait le mort. Phèdre se débarrasse de celte in- vention et lui substitue le manteau de farine. J'ai gardé dans la traduction l'ordre des mots du poète latin, et in obscuro loco se adjicit negligenter; et dans un coin obscur se jette négligemment. Cette inver- sion est quelque peu contraire aux habitudes de notre syntaxe, mais elle m'a paru plus pittores- i[ue. Que ce tour se sente dans votre diction, et marquez bien le mot se jette; il fait image, il assi- mile le chat à un paquet. Un rat croit que c'est nourriture^ il saute dessus^ il est jiTÎs^ il est mort. Le tour poétique se signale là de lui-même. Pas n'est besoin de vous l'indiquer; mettez seulement un court intervalle entre chacun de ces trois mem- bres de phrase : Il saute dessus, il est pris, il est mort; ces légers points d'arrêt accentueront la progression, (ju'il faut mar(iuer aussi par le son. Un second iiéril })areillcmcnl, yuis un troisième^ puis (Vautres suivirent. Vient (dors un vieux dur à cuire., qui avait maintes fois cchappr aux lacets et aux picges. Regardant de loin l'embûche de son ennemi rusé : « Adieu^ farine^ lui dit-il^ je te l(ii,':sc dans ton coin. » TROIS FABULISTES. Là encore peu d'observations nouvelles à faire. Ton du récit, ton du dialogue, ponctuation ri- goureuse, plus d'accent que dans Ésope parce qu'il y a plus de relief. Du reste, les mots sont si expressifs que, pour peu qu'on y fasse attention, ils arrivent d'eux-mêmes sur les lèvres avec leur intonation vraie; ayez soin seulement d'indiquer le mot de loin, il marque la méfiance du vieux rat. Pas d'affabulation. Je résume mes observations sur la lecture de cette fable en un mot. Elle demande les mêmes qualités que la première, et plusieurs autres en sus. § 3. LA FONTAINE LE CHAT ET LE VIEUX RAT J'ai lu ciicz un conteur de fables Qu'un second Uodilard, l'Alexandre des chats, L'Attila, le fléau des rats. Rendait ces derniers misérables; J'ai lu, dis-je, en certain auteur. Que ce chat exterminateur. j8 la lecture en action. Vrai cerbère, était craint une lieue à la ronde; 11 voulait de souris dépeupler tout le monde. Avec cette troisième fable, ce n'est pas d'un de- gré que nous montons, c'est de dix. Nous voilà en pleine poésie, en pleine vie, en plein drame! A la place du coloris discret et sobre, l'image écla- tante. Ce qui était dans Phèdre un commencement d'action, va devenir unelutte véritable. Le person- nage principal, le chat, se métamorphose, il a un nom, il a un état; il s'appelle Rodilard. Au lieu du petit vieillard usé et rusé de Phèdre, voici que nous apparaît une façon de conquérant à grand fracas! La Fontaine n'a pas trop delà mythologie et de l'histoire pour lui trouver des pareils, il le compare à Attila, à Alexandre, à Cerbère! Comment devons-nous lire ces premiers vers? Commiî nous avons lu Msope et Phèdre? oui et non; oui, car le ton doit rtre le mt^me; non, car \q son doit être dillérent. Cette distinction du ton et (lu sou est chose très importante et l'art du cliant nous h; fait comprendre. La note que vous émettez en chantant peut être ou douce, ou forte, ou voilée, sans cesser d'être la même note; c'est TROIS FABULISTES. I9 un ré, un /a, un do émis avec plus ou moins de force, mais c'est toujours un re, un do ou un fa. Hé bien, de même dans ces vers de La Fontaine, gardez le ton du récit, comme dans Plièdre ou Ésope, mais étoffez le son! Empanachez la voix! La Fontaine est emphatique, soyez-le avec lui, mais comme lui, c'est-à-dire ironiquement. Son ironie se manifeste par l'exagération même des comparaisons. Que votre débit, légèrement enilé, montre de même que vous raillez. Il y a un mot sur lequel j'appelle particulière- ment votre attention, un mot deux fois répété, et dont le sens exact se révélera plus tard. Ce mot, c'est : fai lu chez un conteur de fables. Puis plus bas : fai lu, dis-je, en ccrlain auteur. La Fontaine prend ses précautions. La suspen- sion du chat au plafond lui paraît comme à Phèdre d'une invraisemblance un peu forte ; seulement, comme cette invraisemblance est féconde en jolis détails, il s'en servira, mais il la met d'avance sur le compte d'un conteur de fables; voilà sa responsabilité àrabri,etune fois arrivé à l'emploi 20 LA LECTURE EN ACTION. du stratagème, vous verrez comme il se tire spi- rituellement d'embarras. Les planches qu'on suspend sur un léger appui, La mort aux rats, les souricières jN'étaient que jeux auprès do lui. Comme il voit que dans leurs tanières Les souris étaient prisonnières, Qu'elles n'osaient sortir, qu'il avait beau chercher, Le galant fait le mort, et du haut d'un plancher Se pend la tète en bas; la bute scélérate A de certains cordons se tenait par la patte. Connaissez -vous rien de plus joli que ce : A de certains cordons? Est-il possible de dire avec plus de gaieté : Ex- pliquez cela comme vous voudrez ! Cela ne me regarde pas. C'est à vous, lecteur, à rendre ce ton dégagé, en lançant gaiement certains cordons, et un petit temps d'arrêt, une courte hésitation entre de... et certains^ vous y aidera. Pour les vers qui précèdent, j)renez le ton du récit, mais marquez- en bien toutes les circonstances. Le jn'iiplo des souris croit que c'est chAliuiciil, Qu'il a fait un larcin de rôt on de fromage, 1-Jgratigné (pidqu'un, causé quelque dommage, iùilin, qu'on a pendu le mauvais garnemcnl. TROIS FABULISTES. 21 Pas de remarque particulière sur ces quatre vers, sinon que la ponctuation est ici de rigueur. Distinguez bien, par les virgules, les diverses sup- positions des souris. Toutes, dis-JG, unanimement, Se promettent de rire à son enterrement, Mettent le nez à Talr, montrent un peu la tcLe, Puis rentrent dans leurs nids à rats, Puis ressortant, font quatre pas, Puis enfin se mettent en quête. Mais voici bien une autre fêle! Ce tableau est délicieux ! Tout le peuple des souris entre là en scène, avec ses attitudes, ses habitudes, prises sur la nature. Comment les peindre par le débit? De deux façons. D'abord, et encore et toujours, par la ponctuation : Mènent le nez à Vair, virgule, montrent wi peu la tête, virgule, puis rentrent dans leurs nids à rats^ virgule, puis ressortant, virgule, font quatre pas, virgule, puis enfin se mettent en quête. Ces temps d'arrêt, bien accentués, marqueront les hésitations des souris. Quant au second moyen, il est... je vais beau- coup vous surprendre peut-être, il est dans la monotonie des indexions. Mettez la mémo note LA LECTURE EN ACTION. la même intention, sur à rair^ la tcie^ à rats^ res- sortantj quatre pas, et si la note est voilée et un peu basse, vous serez étonnés combien cette demi- teinte jointe à cette uniformité, ex}3rimera bien le mystère de cette petite scène. Il faut parler tout bas, comme les souris trottent. Le pendu ressuscite! et sur ses pieds tombant, Attrape les plus paresseuses. Nous en savons plus d'un, dit-il en les gobant, C'est tour de vieille guerre, et vos cavernes creuses Ne vous sauveront pas, je vous en avertis, Vous viendrez toutes au logis. Quel contraste! Quel coup de théâtre! c'est le signal de la bataille. Que votre voix soil chaude et vibrante! .Mettez Taccent sur /rie. IMacez un court intervalle entre pendu et ressuscite ! Enlevez fortement la voix sur 1'/ linal. (let i bien incisif, bit'n mordant, un {.cu prolon^^e, sera le coup de clairon de l'.ittaque. Dans riiémisliclie sur ses pieds toinbanl, la chute du vers peint la chute du chat, tond)!'/ avec eux, eu ajipuyant sur le mot tombanl. Là est l'image; elle disparaîli-ail si l^a Fontaine eût mis et lombanl sur ses pieds^ mais il ne l'a pas mis. TROIS FABULISTES. 20 Le reste se dit tout seul; seulement, concluez avec énergie et certitude, sur : Vous viendrez toutes au logis. Le mot de valeur est toutes; l'accentuer, c'est prononcer l'arrêt. Il prophétisait vrai : Notre maître Mitis, Pour la seconde fois, les trompe et les affine, Blanchit sa robe, s'enfarine, Et, de la sorte déguisé, Se niche et se blottit dans une huche ouverle. Ce fut à Uii bien avisé : La gent trotte-menu s'en vient chercher sa perte. Nous rentrons dans le demi-jour, dans le demi- silencj ; les ruses de guaiTe se trament dans l'ombre et sans bruit, les mots eux-mêmes ici vous donnent la note. Comment prononcer autre- ment qu'à mi-voix la geni trotte-menu y l\envdV([\iez, en passant, que La Fontaine prend à Phèdre sa farine. Un rat, sans plus, s'abstient d'aller flairer autour. C^étaitun vieux routier, il savait plus d'un tour. Même il avait perdu sa queue ii la bataille. 24 I^A LECTURE EN ACTION. Ce dernier vers, qui est cliarmant, doit être dit avec une grande bonne foi. Croyez qu'il a perdu sa queue. Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille, S'écria-t-il de loin, au général des chats. De loin est la traduction du procul de Phèdre. Rendons à César ce qui appartient à César. Je soupçonne dessous encore quelque machine, Rien ne te sert d'être farine, Car, quand tu serais sac, je n'approcherais pas. Cette lois c'est à Esope qu'il prend son sac. Tout employer, tout embellir, tout fondre, c'est un de ses talenls. C'était bien fait à lui, j'approuve sa prudence. î était expérimenté, n savait (jue la méfiance Est mère de la sûreté. Même procédé, c'est l'allabulation d'ICsopc; seu- Ifmcnt la moralité un \)r\\ terne, un pou lourde, TROIS FABULISTES. 2D de l'auteur grec se transforme sous la plume de La Fontaine en deux vers frappés comme une mé- daille, et nets comme un proverbe. Mêlez dans la diction ce qu'il a mêlé dans son style. Gardez le ton un peu grave, qui convient aux sentences, mais avec je ne sais quoi de pénétrant, d'aigu, qui entre dans le sens profond des idées, comme, sous la main du graveur, une pointe de burin creuse vigoureusement le trait qu'il s'agit de faire ressortir en relief. Notre triple étude est achevée ; notre double but est atteint. Grâce à la comparaison, s'est dégagé, j'espère, à vos yeux, d'abord le génie particulier de chacun des trois grands fabulistes, puis cette idée géné- rale, que l'art du lecteur s'élève et devient plus complexe à mesure que l'art de l'écrivain s'agran- dit et se complique. Pourtant, en relisant ce chapitre, un scrupule me vient. N'ai-je pas trop demandé? N'ai-je pas trop multiplié les indications, les nuances? N'ai-je pas proposé trop de difiicultés? Je ne le crois pas. Il faut bien y songer, les leçons écrites ont un grand désavantage relativement aux 2Ô LA LECTURE EN ACTION. leçons orales. Je ne peux pas, moi, comme le maître ordinaire, vous indiquer maloriellement, directement, l'intonation à prendre, je ne peux pas vous la faire répéter, je ne peux pas la rectilier. Il me faut donc trouver un autre moyen pour remplir mon rôle d'enseignant. Quel estcc moyen? C'est de jeter un grand mouvement dans votre esprit, de vous ouvrir mille aperçus nouveaux, d'éveiller en vous de vives ambitions d'intelli- gence, de vous exciter au travail personnel, do faire de vous mes collaborateurs dans l'œuvre de votre éducation de lecteurs, ('/est plutôt une initiation (|u un enseignement; je ne suis pas un professeur, je suis un excitateur. C'est une besogne à deux fiue nous tentons, et elle est plus difficile pour vous comme pour moi, mais p;ir cela même, elle est mille fois plus intéressante. Lu réalité, ((u'est-ce (jue je vous demande? de faire ce ({U(' j'ai l'ait iiioi-niéme depuis (puiraute ans. Uu'est-ce que je V()Usolfre?de partager avec vous ma joie de (piaraiite ans. Ab! quel grand service j(; vous rendrais, à vous, vieux ou jeunes, parents ou ciilaiits (\u\ voulez bien me lire, si je [)0uv;iis vuus souill t au n\'\\v un peu de celte TROIS FABULISTES. 2"] passion ])Our la lecture à qui j'ai dû do si bons moments! A la campagne, l'été, je m'en vais tous les jours, à travers bois pendant plusieurs heures, cou- rant non pas comme le naturaliste ou Therbo- risateur après des papillons ou des plantes, mais après des intonations; je vais récitant, apprenant des vers, essayant de leur donner leur accent vrai. Combien grand est le plaisir de ces courses, vous ne pouvez vous le figurer! rien ne se marie mieux aux beaux paysages que les beaux vers; ils sont, eux aussi, des oiseaux du ciel, et quand ils chantent sous les branches, ils l'ont très bien leur partie avec les chanteurs ailés! Aussi, quand je reviens le soir, la mémoire pleine (le mon mélodieux butin, et me répétant à demi- voix, tout en redescendant vers ma maison, quel- (|ues belles strophes que je me suis bien apprises, je me sens aussi fier que le chasseur qui rentre avec son carnier tout chargé de gibier.... que dis-je, aussi fier! mille fois davantage! Car, que fait le chasseur? 11 tue! Que fait le naturaliste? 11 tue! Que fait l'iierborisateur? Il dessèche. Que fait le lecteur? Il ranime! au lieu d'éteindre la 28 LA LECTURE EN ACTION. voix dans les gosiers les plus harmonieux, au lieu de frapper de mort les créatures les plus élé- gantes, il rend la vie de la parole aux créations les plus pures, aux pensées les plus sublimes, il ressuscite des immortels. UNE CONSULTATION* 29 CHAPITRE III NE CONSULTATION Un jour entre chez moi un ecclésiastique. « iMonsieur, me dit-il, je viens chez vous en con- sultation. Je suis prédicateur. J'ai lu attentivement votre livre de VArl de h lecture dans Tédition la plus complète ; j'en ai étudié les principes, j'en ai pratiqué les règles, et pourtant je n'arrive pas au résultat le plus nécessaire pour moi ; il m'est impossible de parler une heure sans fatigue. Pen- dant la première partie de mon sermon, ma voix reste sonore, je sens quon m'cnteivf, car cela se sent, mais après une demi-heure, l'organe scvoil-î ou s'éraille, la prononciation devient plus con- fuse, bientôt, j'en arrive à TcfTort, et je descends de la chaire, mécontent de moi, n'ayant pas dit 2. 30 LA LECTURE EN ACTION. ce que je voulais dire ou l'ayant mal dit, et un peu impatienté, pourquoi le cachera is-je?... de n'avoir pas produit tout l'effet que je pourrais produire... 11 y a toujours de l'Iiomme même dans le prédicateur... je suis trop habitué à scruter la conscience des autres pour ne pas lire dans la mienne, aidez-moi donc à être tout moi-même; un professeur de diction est un médecin de la voix, guérissez-moi. » Je regardai mon malade, et je ne m'expliquais pas sa maladie. Jeunesse, apparence de force, voix bien timbrée. « Ne commencez-vous pas, lui dis-je, votre discours sur un ton trop élevé? — Non, je me rappelle l'exemple que vous avez cité de Berryer. — Mêlez-vous bien les trois registres de la voix? — Oui, je me rappelle l'exemple de votre ])('re. — Avez-vous soin de resjjirer à pro- ] os, de ponctuer? — Oui, je me souviens do l'exemple de Talma et de la k-ron de Samson. — Voyons ! rcpris-je en riant, puistiue vous m'avez appelé docteur, faisons de la clini(jue. Un médecin n(3 remplit i)ien son oflice qu'au lit du malade, l^ur guérir (lueUpTun d'une h(!vre singulière, il faut l'cxarniner eu jileine lirvrc. J'irai vous voir UNI-: CONSULTATION. 0 1 pendant voire accès... j'irai vous entendre prê- cher. — Je prcche samedi. — A samedi. » Le lendemain, je lisais dans mon cabinet, tout en pensant à mon prédicateur, quand je vois en- trer un jeune homme, que j'ai eu le plaisir de compter parmi mes auditeurs de l'École normale. « Qui vous amène, mon cher ami? — Je viens TOUS demander une consultation. — Vous aussi! — J'ai été nommé professeur de seconde dans un lycée de Paris. — Je le sais, et je vous en félicite i^randement. 01)tenir une telle chaire au sortir de l'École normale, c'est un beau témoignage d'es- time qu'on vous a donné là. — Jugez donc de ma peine, j'ai peur d'être forcé d'y renoncer. — Pour (|uel motif? — La fatigue. — Comme mon prédi- cateur! Quelle fatigue? fatigue de parole? — Non, fatigue de lecture. Je suis forcé de lire tout haut des fragments de poésie, des pnges de prose ; si la lecture se prolonge, et je ne suis pas toujours maître de l'abréger, ma voix se voile, mon larynx me fait mal? — Toujours comme mon prédica- LA LECTURE EN ACTION. leur! c'est singulier! Voyons! faisons une épreuve. Prenez ce chapitre de Pascal, lisez-le tout haut, et arrêtez-vous dès que la fatigue se fera sentir. » Il prit le livre et commenra, mais à peine avait-il lu deux minutes... « Assez! assez! je comprends! Comment n'yai-jepas pensé tout d'abord? — Vous savez, d'où vient ma fatigue? — Parfaitement. — Et vous pouvez y porter remède? — En cinq mi- nutes. — Comment? — Un fait assez curieux vous l'expliquera. J'ai pour ami, un médecin spirituel, fort pitto- resque dans son langage, et qui, au riscjue de choquer nos délicatesses de salon, appelle tou- jours les choses par leur nom; ce n'est chez lui ni parti i)ris, ni désir de se singulariser, c'est habi- tude de savant. Un jour, vient le consulter un magistrat, atteint d'une sciaticjue ; le docteur se fait expliquer minutieusement le mal, son dél)ut, son caractère, son degré d'intensité, puis, Tintei- rogatoire fini : « Monsieur, dit-il à son client, « n'ôtes-vous ])as magistrat? — Oui, monsieur. « — Magistrature debout, ou magistrature assise? « — Aî-sise. — Kli bien, monsieur, sur «luelle « jambe jugez-vous? » Le magistrat fait un bond rt o UNE CONSULTATION. Où sur sa chaise : « Comment ! monsieur, sur « quelle... — Sans doute, reprend le docteur « avec un grand sang-froid; j'ai remarqué que et vous autres juges, vous n'êtes presque jamais « assis tout droit sur votre fauteuil, vous vous « penchez presque toujours ou à droite ou à « gauche, et c'est dans cette position, assez sem- « blable à celle d'un bateau échoué sur le « sable, que vous écoutez et que vous prononcez. « Hé bien, monsieur, rappelez vos souvenirs, « vous appuyez-vous sur la droite ou sur la gau- « che? — Je crois que c'est sur la gauciie. — Et « de quel côté est votre sciatique? — Du cùlé « gauche. — Voilà tout le secret. Voici mon ordon- « nance. Pas de préférence! jugez tantôt sur l'une, « tantôt sur Taulre, ou plutôt, jugez sur toutes a les deux, posez-vous droit sur votre colonne ver- « tébrale, et votre légère sciatique se guérira, » Mon jeune ami s'était mis à rire en m'écoutant. a Votre histoire est assez comique, me dit-il, mais je ne vois pas le rapport qui existe entre le magistrat et moi? — Votre cas et le sien sont pourtant identiques. Votre fatigue vocale vient de la même cause que sa sciatique : c'est une alTaire 04 LA LECTURE EN ACTION d'attitude; la couséquence d'une mauvaise posi- tion du corps. — Gomiiient cela? — Il m'a suffi de vous regarder lire un instant pour m'en convaincre. C'a été pour moi un trait de lumière. Qu'avez-vous fait? au lieu d'appro- cher le livre de votre visage, vous vous êtes pen- ché sur le livre. Qu'en est-il résulté ? Que vous avez pesé sur certains muscles pectoraux, comme lui sur certains muscles cruraux, et que vous les avez fiitigués ! qu'au lieu d'ouvrir la poitrine, vous l'avez fermée ! qu'au lieu de respirer à pleins poumons, vous avez respiré seulement du haut du poumon! Qu'au lieu d'em])loyer toute l'éten- due des cordes vocales, vous avez parlé unique- ment sur les notes hautes! Que la douleur cii- lin est venucî avec la fatigue. Kn voulez-vous la preuve? Prenez de nouveau ce l^ascal, appuyez votre dos sur le dos du sit'^'-e, et ainsi posé, la poitrine ouverte et lilne, lisez! '» 11 j)rit le livre, il lut, il lui six ji.iijes sans s'arrêter, et quand je l'interrompis, il était prêt à continuer encore. La preuve était décisive. .Mon jeuiK! ami me quitta ravi, et, j'esj)ère, guéri. UNE CONSULTATION. 35 Le lendemain je pris la plume, et j'écrivis à mon prédicateur : « Je n'ai pas besoin d'aller vous entendre prêcher; je vous ai entendu... je vous ai vu... de mon cabinet. En doutez-vous? Je vais vous raconter comment vous vous comportez dans votre chaire. Vous ne parlez pas debout, mais assis. Quand vous commencez votre sermon, vous êtes placé droit sur votre chaise, mais à mesure que le discours se prolonge, le haut de votre corps s'avance, se penche; bientôt, votre poitrine touche le rebord de votre chaire, vous êtes comme couché dessus, et je gagerais qu'à la lin, vos deux bras sortent de la chaire et s'agitent au-dessus delà tête de vos auditeurs. Est-ce vrai?Ai-je bien vu? oui. Hé bien, c'est de là que vient tout votre mal, elle remède est bien simple. Redressez-vous, restez adossé à votre chaise, et vous retrouverez du même coup votre élocution et votre élo- quence. » Trois jours après, il entrait chez moi en in"ap- pelant son sauveur. 36 LA LECTURE EN ACTION Celte leçon va à l'adresse de tous les pcrcs qui ont une profession où la parole a sa part, mais je voudrais qu'elle ne fût pas perdue non plus pour vous, mes jeunes lectrices. Vous n'en avez pas moins besoin que vos parents. La musique et la lecture vont ici de pair. Que vous dit votre professeur de piano? ouvrez la poi- trine, pour laisser toute leur indépendance de mouvements aux bras et aux mains. Que vous dit votre professeur de cliant? ouvrez la poitrine, pour que le son s'échappe pur et vibrant. Que doit vous dire votre professeur de lecture? Ouvrez la j)oiirme pour que la libre et pleine émission de la voix, devenant un exercice pour les organes respiratoires, rende à ces organes la force qu'elle leur doit. Vous le voyez, c'est une affaire d'hy- giène aussi bien que d'arl. La lecture est un art sain, il vous donncM'a quelque chose de la fermeté d'attitude de vos grand'mcres. ]a\ dix-neuvième siècle se tient mal. Autrefois les femmes, assises toutes droites sur leurs chaises, fermement cam- UNI-: CONSULTATION. iy pées sur leurs reins, avaient une colonne verté- brale qui méritait le nom de colonne ; la nôtre res- semble à la tour de Pise, une tour pencbée. On parle beaucoup, et avec grande raison, du relève- ment des âmes; mais relevons aussi les corps! l'âme même y gagnerait ; poitrine ouverte et figure ouverte vont bien ensemble, et vos mères vous donnent une excellente leçon de tenue physi- que, de tenue morale et de lecture, quand elles vous disent : Tenez-vous droites, mesdemoi- selles ! 38 LA LECTURE EN ACTION. CHAPITRE IV COMMENT APPRENDRE A LIRE SANS PROFESSEUR DE LECTURE? J'étais bien sûr, en commençant ces études, que j'aurais mes jeunes lecteurs pour collaborateurs. Je comptais, et j'avais bien raison, sur la sollici- tude toujours éveillée des parents ; j'attendais Cxts v.Ojc.t. .r^s, des questions, et voici en efïet une lettre qui me provoque sur un point très impor- tant. Cette lettre m'est écrite par une mère, et j'y retrouve ce bon sens pratique, qui est un des ca- ractères de l'cîsprit des femmes. Chose singulière! les apologistes des femmes vantent toujours leur cœur, leur sensibilité, leur imaf^ination, et ce n'est certes ])as moi (lui les contredirai ; mais il est unlait(|u'on ne reniarijue pas: c'est qu'elles UNE REGLE QUI SAUTE AUX YEUX'. DÇ) ont éminemment l'esprit pratique. Depuis que les mères se sont emparées des dix ou douze pre- mières années de leurs fils, depuis qu'elles se sont faites leurs institutrices, elles cherclient toujours, dans cette grande affaire de l'éducation, les moyens précis et applicables. Il y aurait à écrire un intéressant article sur le bon sens des femmeSj pour montrer en quoi il diffère de la raison des hommes. N'est-ce pas une femnle qui a inventé les leçons de choses? ne sont-ce pas des femmes que l'intelligent directeur de l'école Monge a chargées des classes des plus petits enfants? Pourquoi? Parce qu'il a bien deviné qu'elles mêlent non seulement de la maternité à l'ensei- gnement, mais encore qu'elles y apportent leurs habitudes de ménagères, c'est-à-dire des qualités d'ordre, d'arrangement, déclassement; elles vont droit au fait. La lettre que j'ai reçue en est une preuve. « Monsieur, « Vos leçons de lecture sont pour moi un plaisir et un tourment. Je demeure à la campagne et j'y élève mes deux enfants. Les douze ans de mon 40 LA LECTURE EN ACTION. fils se jetlent sur vos articles dès qu'ils paraissent, el je le vois qui tâche aussitôt d'appliquer vos règles et d'utiliser vos conseils ; je l'entends qui cherche à demi-voix des intonations, et, quand il se trouve dans l'embarras, ce qui est très fréquent, il m'arrive tout courant : « Maman, est-ce bien? Ma- man, comment faut-il faire? » Et maman se cotise avec lui, maman piocfie avec lui, comme il dit, et ma- man, bien souvent, ne réussit pas mieux que lui. Pourquoi? Parce que maman n'a pas de principes. C'est là ce que je viens vous demander. Notre petite campagne manque absolument, vous le comprenez, de professeurs de lecture ; et, s'il en existe à la ville voisine, c'est à la façon des maîtres de mu- sifjue : le violon est enseigné par un pianiste. Or, vous l'avez dit, monsieur, la grande difficulté de l'enseignement de la lecture, c'est qu'il est essen- tiellement oral : il s'adresse à l'oreille, il s'exerce parla bouche, et vos lerons ne s'adressent qu'aux yeux. Trouver une intonation d'nprrs une indi- cation écrit(;, est un travail qui dépasse souvent les facultés de l'imlant et celles do la mère ; je me dépite contre mon incapacité, j'asjiiriî à jouer auprès de mon lils le rôle de votre rép'titeur, UNE REGLE QUI SAUTE AUX YEUX. 41 mais je ne peux pas! il faut absolument que vous m'envoyiez une règle qui saute aux yeux, y ai en- tendu parler d'un docteur qui publia autrefois un livre intitulé : la Médecine sans médecin. Donnez- moi donc, je ne dis pas un traité, mais un chapi- tre, une page, que vous nommerez : L'art d'appren- dre à lire sansmaîtrej et, par conséquent, du môme coup, Vart d'enseigner à lire sans être maître. N'ya- t-il pas eu un fameux professeur, Jacotot, qui mon- trait ce qu'il ne savait pas? Voilà mon faitl c'est ma seule chance de pouvoir devenir docteur, et je compte sur vous pour m'aider à gagner mon diplôme. « Agréez, etc. » UNE REGLE QUI SAUTE AUX YEUX Madame, Voici ma réponse : J'ai déjà essayé, dans mon dernier article, de donner une règle qui saute aux yeux. Recomman- der au petit lecteur de se tenir droit en lisant, et 42 LA LECTURE EN ACTION. d'appuyer son dos sur sa chaise, au lieu de pen- cher sa poitrine en avant, c'était indiquer un pré- cepte de lecture matériel, applicable à tout le monde, par tout le monde, et qui ne demande chez l'élève que de la docilité, chez le maître que de l'attention ; eh bien, voici une seconde règle tout aussi simple, tout aussi pratique, et beaucoup plus féconde et plus utile encore : il suffit de la lire pour être en état de l'appliquer, et il suffit de l'appliquer pour lire clairement et correctement. Cette rc'jle qui saute aux yeux, c'est la règle de la ponctuation. La ponctuation est, si je puis m'exprinier ainsi, un geste de la pensée. Elle ajoute à la page écrite un commentaire visible. Elle dessine la phrase, elle en iiidi(iue les articulations, la construction, le mouvoincnt. Ponctuer en lisant, c'est décah^uer la |)iiiasc. Il n'est besoin que de regarder ce qu'on voit et d'imiter ce qu'on regarde, jiourbien ponc- tuer en lisant. Or, savez-vous ce (pfcst la r^gle de la ponctuation dans l'étude de la lecture? Une règle (pii contient en résumé toutes h s autres règles. En elTet, sur (juels points principiiii\ repose UNE RÈGLE QUI SAUTE AUX YEUX. 4*3 l'art de la lecture? 1« Sur la prononciation ; 2" sur l'articulation ; 3° sur la respiration, et enfin sur l'interprétation intelligente de la pensée de l'écrivain. Hé bien, il n'est pas un seul de ces objets d'étude, où la ponctuation, scrupuleuse- ment observée, ne vous soit d'un grand secours. Examinez et jugez : Ponctuer, c'est forcément respirer, puisque c'est prendre des temps, et, par conséquent, c'est lire avec moins de fatigue. Qui ponctue, se repose. Les virgules, les points, les points et virgules, les deux points, sont autant de petites haltes qui permettent au lecteur de souffler. Vous connaissez ces sièges qu'on échelonne aux divers étages d'un escalier trop élevé, pour donner à celui qui monte le temps de reprendre haleine ; eh bien, tous les signes ponctuatifs sont comme de petits tabourets disposés çà et là avec art, dans une phrase, pour en faciliter le parcours et l'ascen- sion. En outre, bien ponctuer, c'est prononcer plus clairement, c'est articuler plus nettement. En effet, d'où vient le défaut de prononciation et d'articulation? D'une certaine faiblesse, d'une 44 LA LECTURE EN ACTION. certaine mollesse dans les muscles articulateurs, qui empêchent le lecteur de sculpter, si je puis m'exprimer ainsi, chaque mot et de lui donner sa forme; or, si à cette mollesse se joint la pré- cipitation, non seulement le débit devient incer- tain, obscur, embrouillé, mais la phrase est sou- vent inintelligible. Donc la ponctuation, par cela seul qu'elle supprime forcément la précipitation, empêche la confusion. Ce n'est pas tout : parta- geant la phrase en plusieurs membres, isolant les mots ou les rassemblant par petits groupes, elle permet au lecteur de s'occuper de chacun d'eux séparément, de concentrer sur chacun l'effort des lèvres, des mâchoires, de la langue, et, par con- séquent, de corriger plus facilement leur mollesse. Il est i)lus aisé de prononcer distinctement deux ou trois mots qu'une page. La i)onctuation n'est même ])as inutile à l'é- mission de la voix. Vn des grands vices de la lecture à \\iiuU) voix, telle (ju'on la pratifjue dans les écoles, dans les lycées, c'est celte psalmodie qui cnvclopiie tout le débit de je ne sais quel chantonnenicrit, criaid, pleurard et continu, aui-si insup|i(>rlal)le à l'oreille (pi'an bon sens. I UNE RÈGLE QUI SAUTE AUX YEUX. 46 Une ponctuation correcte y remédie en partie. En coupant le fil de cette chanson, elle en rend la reprise difficile ; l'enfant est forcé de changer de ton. Reste un dernier point plus délicat. Bien lire, c'est faire tomber sur les mots l'intonation juste. Ici, ce semble, l'observance de la ponctuation ne peut rien; les signes ponctua- tifs, qui donnent le dessin de la phrase, n'en donnent pas la musique. Pourtant, deux de ces signes, le point d'exclamation et le point d'in- terrogation portent avec eux leur intonation. Écoutez-vous vous-même, quand vous vous ex- clamez, et vous verrez que rexciamation s'ex- prime toujours par un son identique, et, par conséquent, la seule vue du signe qui la re- présente, suffit pour vous rappeler le son qui l'accompagne. Quant au point d'interrogation, il donne lieu à trois remarques curieuses. La règle de diction, pour toute phrase interro- gative, est que le son du premier mot doit cor- respondre au son du dernier. Exemple: 3. 46 LA lecturf: en action. Cro}iez-vous qu'il soit facile de renvoyer cet impor/un? L'inflexion qui porte sur vous est la même que celle qui porte sur un; la seconde est l'écho de la première; elle la répète; ce sont, si je puis me servir de cette comparaison, deux mains qui se rejoignent par-dessus la tète des autres mots. Di- sons notes au lieu de sons, et l'explication sera encore plus claire. Si l'inflexion de vous est un dOy l'inflexion de un sera également un do. Vous pouvez en faire l'essai sur un piano. Mais voici le point vraiment singulier de cette règle. I.e sens interrogatif de la phrase se marque également bien, si ces deux do sont identique- ment les mêmes, ou bien si le premier do com- mence l'octave et si le second la liiiit; ou bien encore, si le premier la linit, et si le second la commence. Le dessin va rendre cette ('xi)licalion claire. Faisons les trois portraits d'une môme phrase.. Premier portrait : (do) (do) Croyez-vous que je sois votre dupe? I UNE RÈGLE QUI SAUTE AUX YEUX. 47 Ici le do qui commence et le do qui finit la phrase, ne sont qu'une seule et même note. Second portrait : {ào) ,olve i'JÎ^ • Le premier do commence l'octave, et le se- cond la finit. C'est une gamme moulante. Troisième portrait : ^^^oyez^ (do) Vous '""''°'"-'C Le premier do est en haut et le second en bas. C'est une gamme descendante. Ces trois formes marquent également Tinter- rogation, mais elles n'expriment pas le même sentiment. La première, celle où les deux notes sont ab- 4S LA LECTURE EN ACTION. solument identiques, correspond plus volontiers aux sentiments tranquilles. La forme de bas en haut indique un sentiment d'impatience, de colère. La forme de haut en bas exprime à merveille le dédain. Appliquez à cette même phrase ces trois into- nations différentes, et vous reconnaîtrez la justesse de mon observation. Vous le voyez, madame, notre règle qui saute aux yeux donne lieu à plus d'une remarque utile, et bien appliquée, elle peut, en partie, sup|)léer au maître et aux autres règles. J'espère avoir répondu à votre double question. Agréez etc. AUTANT D ÉPOQUES, AUTANT D ECRIVAINS 49 CHAPITRE V AUTANT D EPOQUES, AUTANT D ECRIVAINS, AUTANT DE PONCTUATIONS DIFFERENTES Ma réponse écrite et envoyée, je m'aperçus que j'étais loin d'avoir épuisé l'important sujet de la ponctuation ; et que cette lettre avait besoin d'un post-scriptum. En effet, la règle de la ponctuation est une règle qui saute aux yeux ; mais elle va plus loin que les yeux. Elle nous conduit à la clarté et à la correction, mais elle nous mène plus loin que la correction et la clarté. Quelques mots expliqueront ma pensée. L'art de la ponctuation écrite n'est ni absolu, ni immuable. 11 n'a pas toujours existé, et il n'est le même nulle part. Les auteurs grecs se sont servis LA LECTURE EN ACTION. très tardivement, dans leurs manuscrits, des signes ponctuatifs. L'antiquité latine a connu et pratiqué, dans une certaine mesure, la ponctuation, mais sans la sou- mettre à des règles. Au moyen âge, les signes ponctuatifs dans les manuscrits sont ou arbitrai- res ou intermittents, ou tout à fait absents. C'est l'invention de l'imprimerie, qui a fait une nécessité de la ponctuation, par la diffusion des ouvrages et par le nombre toujours croissant des lecteurs; sont venus alors les grammairiens, qui ont rédigé les règles de la ponctuation écrite d'après les habitudes de la ponctuation parlée : car, il faut bien se le rappeler, les orateurs, les lecteurs et les acteurs ont toujours ponctué; et ce sont les divers temps d'arrêt de leur débit, leurs silences, leurs demi-silences, qui sont devenus des points, des deux points, des virgules. Le code de la ponctuation écrite est-il absolu? Non. En dehors de fiuebiues règles sommaires et ri- goureuses, chafjue rcrivain a sa ponctuation; chaque genre d'écrire a sa ponctuation, chaciue époque a sa ponctuation. On ne ponctue pas au- AUTANT d'i£POQUES, AUTANT d'i'CRIVAINS 5i jourd'hui comme au dix-septième siècle. Nos pères étaient beaucoup plus sobres que nous des points d'exclamation. Corneille a mis une virgule après : Qu'il mourût! Supposez qu'un poète moderne eût trouvé ce cri sublime, il l'aurait fait suivre de quatre points d'exclamation. Un auteur drama- tique ne ponctue pas comme un historien. Enfin, on ne ponctue pas en vers comme en prose. La ponctuation est donc une chose essentielle- ment personnelle ; de là cette conséquence à la- quelle je voulais vous amener, à savoir que le lecteur doit d'autant plus s'attacher à la repro- duction scrupuleuse des signes ponctuatifs, que ces signes font partie de la pensée intime de l'au- teur; attentivement étudiés et observés, ils nous aident à comprendre et à rendre le sens et la valeur de sa phrase. Je lis dans Victor Hugo : L'histoire s'extasie volontiers devant Miciiei .\cy, qui, né tonnelier, devint maréchal de France; et devant Murât, qui, né garçon d'écurie, devint roi. Ces trois lignes sont caractéristiques, car il suflit de les bien ponctuer pour les bien lire ; et il suflit, pour les mal lire, de les mal ponctuer. Voyez, en 52 LA LECTURE EN ACTION. effet, comme la multiplicité des signes ponctuatifs ajoute ici à la mise en relief de la pensée. Mar- quez, en lisant, une virgule après Michel Ney, une virgule après Murât, une virgule après qui, une virgule après garçon d'écurie, un point après roi, et vous aurez du même coup dessiné nettement toutes les articulations de cette phrase et placé l'accent sur les quatre mots de valeur : tonnelier, maréchal de France, garçon d'écurie et roi. Peut- être y a-t-il un point et virgule qui vous étonnera, c'est celui qui suit maréchal de France, et précède et Murât. En effet, le et, constituant un lien entre deux membres de phrase, le point et virgule qui marque une sorte de séparation, semble contredire le et qui marque un trait d'union. C'est pourtant lepoint et virgule qui a raison. Pourquoi? D'abord, parce que le temps d'arrêt qu'il nécessite, permet de donner toute son importance au mot maréchal de France : puis, remarquez-le bien, la conjonc- tion et ne lie pas entre eux les deux mots qui se toucliont, maréchal de France et Murât, mais bien, ce qui est fort différent, la ])remière proposition de la j)}irase, commentant i)ar Miciiel Ney, et la seconde, commençant par Murât, ('es deux propo- AUTANT d'Époques, autant d'lcrivains 53 sitions formant les deux parties de la phrase, c'est-à-dire les deux termes de la pensée, il s'agit de les mettre en présence et non de les amalga- mer ensemble ; donc le point et virgule est le signe juste. Les auteurs dramatiques ponctuent dramatique- ment. Je veux dire par là que les signes ponctuatifs employés par eux sont rim.age des sentiments exprimés par leurs personnages. Prenons ces vers du Misanthrope : PHILINTE Et je crois qu'à la cour de même qu'à la ville, Mon flegme est philosophe autant que votre bile. ALCESTE Mais ce flegme. Monsieur, qui raisonne si bien, Ce flegme, pourra-t-il ne s'échaufi'er de rien? Philinte, l'homme paisible, laisse tranquille- ment échapper son vers, sans le couper par aucun signe ponctuatif. Mais que répond l'impétueux Alceste? Mais ce flegme, (virgule), Monsieur ^ (vir- gule), qui raisonne si bien ^ (virgule), ce flegme^ ^vir- gule), pourra-t-il, etc. Ces virgules répétées ne sont-elles pas comme autant de signes d'impatience? n'entendez-vous 54 LA LECTURE EN ACTION. pas, en le lisant, l'accent de colère d'xVlceste? Ne portent-elles pas avec elles l'intonation des mots qu'elles séparent? Faites donc attention, en lisant les auteurs dramatiques, à leurs signes ponctua- tifs : car, comme ils écrivent pour être lus tout haut, ils entendent ce qu'ils écrivent, et leurs vir- gules, leurs points et virgules, leurs points d'ex- clamation, sont des indications de diction. Je vous ai dit que la ponctuation reilétait le gé- nie même des écrivains. Prenons pour exemple Fénelon et Pascal. Fénelon est un génie essentiellement lluide; pa- roles et pensées s'écoulent de sa plume avec le mou- vement calme et continu de l'eau d'une source; pas de points d'arrêt, pas de heurts, pas de chocs d'idées, pas de contrastes violents, pas d'efforts; donc peu de ponctuation. Il faut le lire comme il écrit, et mettre dans la reproduction des signes ponctuatifs la sobriété qu'il met dans leur emploi. Lisez ces admirables lignes de Télcmaquc sur les champs Elysées : Une luriiiùre piirci et douce se rc^pand .uitour des corps de ces lionimes justes, et If.'s environne de ses rayons comme (run vèt<;ment. Cette lumiùro iTosl pas AUTANT d'i-POQUES, AUTANT D^IÎCR l VAINS 55 semblable à la Uiiiiièrc sombre qui éclaire les yeux des misérables mortels, et qui n'est que ténèbres; elle pé- nètre plus subtilement les corps les plus épais que les rayons du soleil ne pénètrent le plus pur cristal; elle n'éblouit jamais, au contraire elle fortifie les yeux et porte dans le fond de l'âme je ne sais quelle sérénité. Examinez cette phrase et remarquez avec quelle mesure les signes ponctuatifs y sont espacés. Imi- tez cette mesure. Le lecteur qui mettrait une vir- gule après cette lumière de la seconde phrase, ou après les corps les plus épais de la troisième, ou après elle fortifie les yeux, détruirait tout le charme de cette incomparable effusion de langage. Voici maintenant un passage de Pascal, dans la Provinciale sur r homicide : Concevez donc que, pour être exempt d'homicide, il faut agir tout ensemble, et par l'autorité de Dieu, et selon la justice de Dieu, et que, si ces deux conditions ne sont jointes, on pèche, soit en tuant avec son autorité, sans sa justice, soit en tuant avec justice, mais sans son autorité. De la nécessité de cette union, il arrive, selon saint Augustin, que celui qui sans autorité, tue un criminel, se rend criminel lui-même, par cette raison principale, qu'il usurpe une autorité que Dieu ne lui a pas donnée, et que les juges, au contraire, qui ont cette autorité, sont néan- moins homicides, s'ils font mourir un innocent contre les lois qu'ils doivent suivre. 56 LA LECTURE EN ACTION. Que de virgules! que de temps d'arrêt! Que de signes qui vous disent : N'allez pas trop vite. Le lecteur doit bien se garder d'en omettre un seul. Chacun a sa valeur et sa fonction dans la puis- sante construction de cette phrase. Deux mots la dominent; le mot justice et le mot autorité; ils se répètent, l'un six fois, l'autre trois fois, en huit lignes; eh bien! il faut chaque fois les remettre en relief, non seulement par l'accent, mais parla ponctuation. Le lecteur qui croirait alléger la phrase, en supprimant quelque temps d'arrêt, lui ôterait toute sa force et toute sa clarté. Je vous ai dit que la poésie a sa ponctuation particulière. Souvent cette ponctuation est toute de sentiment; Tauteur ne la marque pas; c'est au lecteur à la trouver, en consultant le rythme et la rime. Prenons ces vers de Lamartine : Ainsi tout change, ainsi tout passe. Ainsi nous-même nous passons, Hélas! sans laisser phjs de trace, iJuG celte barque où nous f^^iissons, Sur cette mer où tout s'cIVacc. Supposez cette phrase en prose ; évidemment AUTANT D EPOQUES, AUTANT D ECRIVAINS D7 VOUS ne mettrez pas de virgule après « plus de trace», vous en mettrez une après «cette barque », vous direz : « Ainsi nous-même nous passons, hélas! sans laisser plus de trace que cette barque, où nous glissons sur cette mer où tout s'efface. » Yoilà la véritable ponctuation correcte et gram- maticale. Mais la poésie a sa grammaire à elle, et vous vous arrêtez en lisant après trace^ après glissonSj pour laisser au vers sa délicieuse harmo- nie qui naît de l'entrelacement des rimes. Je vous ai dit (fue la ponctuation se modifiait selon les époques. Les petits points sont inconnus au dix-septième siècle. Que représentent les pe- tits points? Une phrase inachevée. Qu'expriment- ils? Plusieurs sentiments divers. Ce qu'on hésite à dire, ce qu'on rougit de dire, ce qu'on redoute de dire, ce qu'on n'ose pas s'avouer à soi-même, ce dont on ne se rend pas compte, ce qu'on veut laisser deviner, se rend à. merveille par les petits points. Les petits points vont bien au l)albu- tiement de la colère, au bégayement de la peur, au trouble de la passion, à la menace conte- nue. Le Quos ego.... de Virgile, nous en oilre un 5o LA LECTURE EN ACTION. admirable exemple. C'est surtout dans le dialogue dramatique qu'ils trouvent place. Diderot est le premier que je vois en faire usage, et abus. Le Père de famille en est rempli, c'était chez lui parti pris et système. Laharpe disait : Diderot multiplie les petits points dans le dialogue écrit, pour qu'il représente plus au naturel le dialogue parlé. Scribe, de notre temps, a été le grand inventeur des petits points. Ils correspondent à la nature de son esprit et au caractère de son théâtre. Sa préoc- cupation principale est d'aller vite. Il a toujours peur de laisser languir l'action, et de faire lan- guir le spectateur. La crainte d'impatienter le rend impatient. Un jour que je lui reprochais une tour- nure tro[) elliptique. — « Oh! mon cher ami, je n'ai pas le temps, il faut que je marche, l'action me presse; c'est ce que j'appelle le style écono- mi(|ue. » Or, les petits points sont ce (pTil y a de plus économique en fait de langage, puisqu'ils suppriment les mots. La comédie de Scribe, cou- rante et toute d'action, en dit le moins (ju'elle ])eut. Klie est j)lL'ine de sous-entendus. Elle compte sur le jeu de racieiir, jiour compléter la pensée; parfois même, les petits [loints ne sont AUTANT d'î':POQUES, AUTANT d'ÉCRIVAINS bg qu'une liabiLude de sa plume. Lisez ce passage dans le quatrième acte de la charmante comédie de Bertrand et Raton. RATON (seul). Cela ne fera pas mal !... Je ne serai pas fâché de sa- voir ce que j'ai à faire!... Car tout retombe sur moi et je ne sais auquel entendre... Maître, oîi faut-il aller?... Maître, qu'est-ce qu'il faut dir3?... Maître, qu'est-ce qu'il faut faire?... Est-ce que je sais? Je leur réponds tou- jours : Attendez!... Je ne risque rien d'attendre... il peut arriver des choses... Tandis qu'en se pressant... Hé bien, ôtez tous ces petits points, sauf peut- être les derniers, et le sens de la phrase n'en sera pas moins clair, la phrase elle-même n'en sera pas moins vive. Ils n'expriment que l'ardeur naturelle de l'esprit de l'auteur. Aujourd'hui où l'on lit beaucoup de comédies dans les réunions de famille, il faut tenir grand compte des petits points. Ils offrent parfois d^heureuses ressources au lecteur. Ils l'aident à exprimer l'inexpri- mable. Chose singulière, il est même bon de temps en temps, en poésie, de convertir les vir- gules en petits points. 6o LA LECTURE EN ACTION. Permettez-moi de vous en citer un curieux exemple. Je l'emprunte à un passage adorable d'André Chénier. Parfois, las d'être esclave et de boire la lie De ce calice amer que l'on nomme la vie, Las du mépris des sots qui suit la pauvreté, Je regarde à la tombe, asile souhaité! Je souris à ma mort volontaire et prochaine, Je me prie, en pleurant, d'oser rompre ma chaîne; Le fer libérateur qui percerait mon sein, Déjà frappe mes yeux et frémit sous ma main ; Et puis mon cœur s'écoute et s'ouvre à la faiblesse; Mes écrits imparfaits, mes amis, ma jeunesse, L'avenir incertain, car à ses propres yeux L'homme sait se cacher d'un voile spécieux; A quelque noir chagrin qu'elle soit asservie, D'une étreinte invincible il embrasse la vie. Et va chercher bien loin, plutôt que de mourir, Quelque prétexte ami pour vivre et pour souffrir. Voilà certes un délicieux morceau. Mais croyez- vous que dans ces vers, mes écriis, ma jeunesse^ ravenir inccrlain, croyez-vous que les virgules pla- cées entre ces trois mots sufiiseril à en marquer le caractère suspensif? Non î 11 y faut les petits points; s'ils n(; sont pas écrits (lai. s le texte, c'est au lecteur à Icf y introduire. Lj lecteur est un I AUTANT d'Époques, autant d'écrivains 6i traducteur. Or les virgules, les points, les points et virgules, ont quelque chose de sec et de positif. C'est une série de petites barrières posées sur la route. Mais les petits points ne se contentent pas de suspendre le mot, ils prolongent le son ! Ce son. moditié par eux, exprime musicalement les sentiments cachés dans les mots. Ayez donc bien soin, si vous lisez tout haut ces vers de Chénier, de mettre des petits points au commencement du neuvième vers... après: «Et puis mon cœur, etc. » Mettez-les entre tous ces mots : « Mes écrits imparfaits,... mes amis,... ma jeu- nesse,... l'avenir incertain... » Enfin, ne les oubliez pas après : « Quelque prétexte ami... pour vivre... et pour souffrir. » Ajoutons bien vite que les petits points, dans le style, ne doivent être employés que par exception et avec une grande mesure. Multipliés, ils ressem- blent à une prétention ou à une nc^gligence; ils ôteraientau langage, toute sa solidité, et toute sa gravité. Vous trouveriez peut-être quelque intérêt à voir, comme il est impossible, sans la ponctuation, de 4 b2 LA LECTURE EN ACTION. mener à bien la lecture de quelqu'une de ces longues phrases de Montaigne, tout enchevêtrées d'incf.- dences et toutes bourrées de citations. Mais j'en ai assez dit pour vous faire sentir que la règle de la ponctuation ne saute pas seulement aux yeux, qu'elle va jusqu'à l'esprit et jusqu'au cœur. Nous finirons ce chapitre par deux exemples assez pi- quants de son importance. Dans l'un ce sont deux amants reconciliés par un point d'exclamation, et dans l'autre, c'est un duel empêché par une virgule. Vhomme à bonnes fortunes est une comédie célèbre de la fin du dix-septième siècle. Baron, l'élève de Molière, en était l'auteur et y jouait le premier rôle. Au second acte, un Ijillet écrit par lui à Araminte, est remis perfide- ment par elle, à Lucinde, dont Moncade, l'homme à bonnes fortunes, recherchait la main. Armée de cette lettre écrite à sa rivale, Lucinde arrive à lui, furieuse. LUCINDE. Voyons comme tu foras, [)our lounier ;i mon avantage, t(jtit 1(; nii'-pris qui parait |)our moi. dan^ ce l)illct, MONCADE. Du m'-pris pour vou5. AUTANT d'j-POQLES, AUTANT I)' liC RI V A INS G3 LUCÎNDE. Oui, cruel, et dans toute son étendue. Ecoute. {Lisant.) a Je suis à la campagne depuis deux jours, et j'y suis sans Lucindc. La complaisance que je suis obligé d'avoir pour une tante malade, me fait rester ici dans une étrange solitude. N'essaiera-t-on point de me la rendre suppor- table? Si vous ne vous chargez de ce soin, Lucinde, toute la terre ensemble n'en viendrait pas à bout. Je n'aimerai et n'adorerai que vous de ma vie. Adieu. » La position est embarrassante, la trahison pal- pable I comment va-t-il se tirer de là? En disant qu'on a contrefait son écriture ? Mauvais moyen ! Il en emploie un autre, plus simple, et très pro- pre à faire valoir le talent de l'acteur. Baron, après avoir soutenu à Lucinde que cette lettre était pour elle, la prenait, et la lisait tout haut à son tour, sans y changer un mot, elle s'en serait aperçue, mais en modifiant dans le débit un signe ponc- tuatif, chose fort facile, et fort naturelle, dans un temps où la ponctuation était moins rigou- reuse, et dans une lettre, c'est-à-dire dans un genre d'écrit oi^i l'on ne ponctuait quasi pas. MONCADE. Donnez-moi, ce billet, madame, je vous prie. (Lisant.) « Je suis à la campagne depuis deux jours, et j'y suis 04 LA LECTURE EN ACTION. sans Lucindc 1 {Point d'exclamation)! La complaisance que je suis obligé d'avoir pour une tante malade, me fait rester ici dans une étrange solitude ! N'esssaiera-t-on point de me la rendre supportable? Si vous ne vous chargez de ce soin, Lucinde! [Second point d'exclama- tion) ! Toute la terre ensemble n'en viendrait pas à bout. Je n'aimerai et n'adorerai que vous de ma vie. Adieu. » {Après avoir /w.)Ce billet est rempli de mépris pour vous? LUCINDE. Ah 1 Moncade, Moncade, vous avez bien de"s ennemis, ou je suis bien faible. Vous le voyez I Qui a renversé tout ce grand échafaudage d'accusation? Qui a dissipé subite- ment toute cette colère? Un point d'exclamation, mis à la place d'une virgule. Ajoutons que Lucinde avait probablement grande envie d'être con- vaincue d'injustice. Voici le second exemple : Sous la restauration, un homme d'esprit, qui aspirait à j)asser pour un homme de talent, M. A. défi..., fut décoré, pour des ouvrages, assez anony- mes quoique signés. Le jour mf'me de sa décora- tion, il s'empressa d'aller se monlrcr au foyer des acteurs de la Comédie fran(;aisc, mais comme il étail à la fois très fier, (il un pcni lionleux de cette AUTANT d'Époques, autant d'écrivains G5 distinction, le ruban rouge fleurit si modeste- ment à sa boutonnière, il en dépassa si peu le bord, que le nouveau chevalier avait l'air de le cacher autant que de le montrer. Sur quoi, un de ses confrères fit ce distique. Votre ruban, Chazet, est trop étroit, d'honneur, On le prend pour une faveur. Chazet se fâcha, et demanda raison au mau- vais plaisant. « On ne se bat pour une épigramme, répondit l'autre. — Je ne me fâcherais pas pour une épigramme ! Mais je nepermets pas qu'on louche à mon honneur. Votre... trop étroit cVhonneur est une injure. — Du tout! répondit l'autre. Vous ponctuez mal! Il y a une virgule après étroit, trop étroit, (virgule) d'honneur I — Ohl s'il y a une virgule, reprit Chazet, c'est différent ! » Et ils ne se battirent pas. Vous le voyez, cette virgule a peut-être sauvé la vie à un homme 1 00 LA LECTURE EN ACTION. CHAPITRE VI DE LA POÉSIE DANS LA DICTION LA FONTAINE — MOLIÈRE Les faDles de La Fontaine sont le grand livre de récitation et de lecture. On les enseigne aux plus petits enfants; jeunes garçons et jeunes filles y trouvent un sujet d'études et de récompense : Des hommes mûrs se plaisent à y montrer leur talent de diseurs. Des vieillards en citent souvent (juelques fragments à l'appui de leurs conseils. Enlin les artistes dramatiques les plus célèbres choisissent volontiers l'occasion de f|uel(|uc con- cert, de (|uel(|ue séance publi(iue, pour faire parler le chat, le lapin ou la fourmi, de celte même voix, qui iiiler]wète Clitandre, Arnolphe ou Horace. U I DE LA POLisiE DANS LA DICTION. 67 seaiible donc qu'il n'y ait plus rien à dire sur la façon de lire La Fontaine; tous les secrets d'inter- prétation de son génie paraissent découverts, et un ténnéraire seul peut prétendre y trouver un petit coin nouveau. Je crois pourtant qu'il y en a un. Tout ce que La Fontaine a de finesse, de grâce, de sensibilité, de bon sens, de talent dra- matique, de candeur même, est merveilleusement rendu par les interprètes. Mais La Fontaine n'est pas seulement un fabuliste, un moraliste, un dra- matiste, il est encore poète et peintre. Hé bien, c'est précisément ce côté poétique et pittoresque qui disparaît souvent dans les fables lues ; les plus habiles y sont trompés, je crois, par une règle fort juste en soi, mais d'application délicate. Les fables, disent-ils, doivent èlre lues simple- ment. Sans doute, mais il y a bien des sortes de simplicité. La simplicité peut être nue, froide, plate, ou ^'xpressive, imagée, pathétique. Or, puis- que La Fontaine a trouvé le moyen d'être grand poète et grand peintre, en restant dans la vérité et la simplicité, votre devoir, à vous lecteur, est d'être poétique et pittoresque, sans cesse d'être simple et vrai. 68 LA LECTURE EN ACTION. Prenons quelques exemples : Du palais d'un jeune lapin, Dame belette, un beau matin, S'empara... C'est une rusée! Le maître étant absent, ce lui fut chose aisée. Elle porta chez lui ses pénates, un jour Qu'il était allé faire à l'aurore sa cour, Parmi le thym et la rosée. J'ai entendu dire cette fable par un homme qui a porté l'art de la diction jusqu'au génie, par M. Samson. lié bien, M. Samson se trompait, je crois, dans ce passage. Il disait Du palais^ comme s'il y avait du logis^ Dame belette, comme s'il y avait la belette, Elle porta chez lui ses pénates, comme s'il y avait s'installa^ et il était allé faire à V aurore sa cour, Parmi le tlujni et la rosée, comme s'il y avait quil était allé brouter le thym dans la rosée. Sous prétexte de naturel et de vé- rité, il disbinuilait la poésie de ces mots... palais..., pénates..., faire a f aurore sa cour, il demandait ])0ur ainsi dire grâce pour eux, il les noyait dans le cours de la diction, .l'ose penser contre lui (lu'il DE LA POIÎSIE DANS LA DICTION'. 69 faut les faire valoir. L'art de La Fontaine a été précisément de mettre côte à côte et sans disso- nance, dans ce court passage, des vers de pure comédie, comme s'empara... c'est une rusée. Des vers de simple récit comme : Le maître étant absent, ce lui fut chose aisée. Et les plus fraîches images poétiques. Puisque ces contrastes font si bon ménage dans sa fable, arrangez-vous pour qu'ils se marient aussi heu- reusement dans la diction. Soit ! direz-vous, mais comment? le moyen est bien simple. Prononcez ces mots, palais^ pénates.., faire à l'aurore sa cour, avec une petite emphase ironique, ayez l'air, par votre intonation, de vous moquer un peu vous- même, de ces mots; ils garderont leur effet et perdront leur apprêt; La Fontaine les a écrits en souriant, souriez en les disant. Un autre exemple : Un pauvre bûcheron tout couvert de ramée ; Beaucoup de lecteurs disent ce vers comme s'ils parlaient seulement d'un pauvre homme qui a une lourde charge de bois sur le dos ; ils le plai- 70 LA LECIURE EN ACTION. gnent^ ils ne le peignent pas; le mot ramée dey'ieni un mot masculin, ils ne prononcent pas Ve muet, cet admirable vers n'est plus que le récit d'un faitf chez La Fontaine c'est un fait et un tableau! Loin de simplifier ce vers par la diction, il faut pour ainsi dire l'allonger ! loin de supprimer Ye muet, il faut le prolonger! on prolongera ainsi la ramée elle-même ! J'ai besoin de voir, en vous entendant, ce pauvre vieux, enfoui, enseveli au centre d'un amas de branchages qui déborde de tous les côtés ! Hé bien, étolîez la voix sur le mot couvert, mettez trois e muets à ramée, et au lieu d'un simple détail de narrateur, vous aurez ce qui est dans La Fontaine, un grand vers de poète et de peintre. Autre exemple : Les alouettes font leur nid Dans les blés (piand ils sont en herbe, C'est-à-dire environ le tenjjis Que tout aime et que tout pullule dans le monde! ^ous tenons là en i)l(iin relief, un des caractères du génie de La Fontaine. Trois premiers vers , très sinq)ies, terre ù terre, [)res(|ue prosaïques, DE LA POESIE DANS LA DICTION. T I aboutissant tout à coup à un grand vers à la Lu- crèce, un vers superbe de tournure et d'énergie, et qui saute par-dessus la règle de césure, pour s'épandre plus largement. Or, savez-vous quelle faute se commet presque toujours? on récite tout ce passage sur le même ton ; de façon qu'il va se perdre, se noyer dans la simplicité des trois pre- miers vers, ce splendide quatrième vers qu'il faut lancer à plein vol, les ailes étendues, comme un oiseau éclatant qui se lève tout à coup d'un buis- son, et vous éblouit en s'envolant. Autre exemple tiré de rOars et l'Amateur des jardins. Non loin de là, certain vieillard S'ennuyait aussi de sa part, Il aimait les jardins, était prêtre do Flore, Il Tétait de Pomone encore, Ces deux emplois sont beaux, mais j'y voudrais parm Quelque doux et discret ami. Sentez-vous le contraste entre ces deux premiers vers, si modestes d'allure, et la tournure poétique des quatre autres? Oui! Eii bien faites le sentir! Il est surtout un mot que je vous recommande, c'est le mot parmi. Il y a une f.uUe grammaticale 72 LA LECTURE EN ACTION. dans ce mot ainsi employé. Parmi est une prépo- sition, il doit toujours être suivi d'un régime. Or, La Fontaine l'emploie absolument, comme un ad- verbe. Mais avec quelle grâce touchante! Ce terme, ainsi jeté tout seul à la fin du vers, a quel- que chose d'inachevé, d'inexprimé qu'il faut tâ- cher de rendre par la voix. Arrêtez-vous sur la voyelle finale, trouvez moyen, par la douceur du ton, de peindre dans ce mot si court, le double charme de ce que possède ce vieillard et de ce qui lui manque, faites-moi rêver 1 Je pourrais multi- plier les exemples à l'infini; ceux-ci suffisent pour rendre ma pensée, que je résume dans ce conseil. Quand vous trouvez dans un vers, un grain de poésie, recueillez-le précieusement, comme une parcelle d'or, et encadrez-le dans le cours de la phrase, il éclairera tout le reste. Le nom de L;i Font.iine appelle le nom de .Mo- lière, et ce que je dis de l'un, je le dis de l'autre. Molière aussi n'est jjasseuleFnent un moraliste, un observateur, c'est un poète. Les aclcurs l'oublient trop. Ouelques-uns finiraient j)ar me faire haïr ces beaux mots d(* naturel et de vn-ité, à force de s'en servir pour en étoud'er un qui les vaut l)ir-n, DE LA POESIE DANS LA DICTION. 7D c'est le mot poésie. Vous souvenez-vous des pre- miers vers de V École des maris ? Ne voudriez-vous point, par vos belles sornettes, Monsieur mon frère aîné, car, Dieu merci, vous l'êtes D'une vingtaine d'ans, à ne vous rien celer, Et cela ne vaut pas la peine d'en parler ; Ne voudriez-vous point, dis-je, sur ces matières. De nos jeunes muguets m'inspirer les manières? M'obliger à porter de ces petits chapeaux, Qui laissent éventer leurs débiles cerveaux; Et de ces blonds cheveux de qui la vaste enflure, Des visages humains offusque la figure? De ces petits pourpoints, sous les bras se perdants. Et de ces grands collets jusqu'au nombril pendants? De ces manches, qu'à table on voit tàter les sauces. Et de ces cotillons appelés hauts-de-chausses? De ces souliers mignons, de rubans revêtus, Qui vous font ressembler à des pigeons pattus? Et de ces grands canons où. comme en des entraves, •On met tous les matins ses doux jambes esclaves. Et par qui nous voyons ces messieurs les galants, Marcher écarquillés ainsi que des volants? Hé bien, j'ai vu des artistes très éminents se con- tenter, dans ce passage, d'être spirituels, mor- dants, sarcastiques. Je ne pouvais pas m'empècher de leur dire par la pensée : « Mais au nom du ciell soyez donc peintres aussi! Molière dons 5 74 LA LECTURE EN ACTION. ♦:es vingt vers a jeté là sur le papier, cinq ou six personnages, vivants comme s'ils sortaient du crayon de Gallot, et tout élincelants, comme s'iU sortaient du pinceau de Rubensl Le visage, les cheveux^ le chapeau, le manteau, les souliers, les canons, les collets, les manches, tout cela vit^ remue, éclate, miroite, papillote!... faites donc entrer dans votre débit, tout ce tapage de cou- leurs! Que votre parole aussi étincelle et flam- boie!... Votre force de sarcasme comique s'en accroîtra d'autant. Tous les traits railleurs sorti- ront d'autant plus aigus de la bouche de Sgana- reile que ce seront des silhouettes vivantes, et non de froides observations de moraliste! « Je m'arrête parce que je ne m'arrêterais pas,... et je linis en disiint : La poésie est dans l'art ce 'ju'est un tabernacle dans un temple, ne passez jamais devant elle sans vous incliner! I LE MOT DE VALEUR. yD CHAPITRE VII UNE REGLE QUI NE SAUTE PAS AUX YEUX LE MOT DE VALEUR. — SON IMPORTANCE SON CARACTÈRE. — SOUVENIR DE l'ACADÉMIE Voici une règle presque aussi importante que la règle de la ponctuation, mais, au lieu de sauter aux yeux, elle s'y cache. Aucun signe matériel ne la signale; il faut aller la chercher dans tous les coins de la phrase ; tantôt elle est au commence- ment, tantôt à la fin, tantôt au milieu; elle porte tour à tour sur un adjectif et sur un substantif; sur un verbe et sur une préposition ; elle repose, je ne dirai pas indifféremment, mais successi- vement, sur un mot éclatant ou sur un mot ob- 70 LA LECTURE EN ACTION. scur, visible seulement to the mincVs eye, comme dit Shakespeare, à l'œil de l'esprit. Cette règle est la règle du mot de valeur. Talma disait: « Il y a dans tout rôle bien fait, un vers, un cri, une parole, qui résume le rôle tout entier. Quand j'étudie une pièce, mon pre- mier soin est de découvrir ce vers révélateur, au milieu des trois ou quatre cents que je dois débiter, et, une fois ce vers trouvé, je m'applique à y conformer pour ainsi dire tous les autres; je veux que mon personnage entier lui ressemble. Ainsi, dans Oreste, au troisième acte, dans la scène entre Pylade et Oreste, je trouve un alexan- drin qui prépare le meurtre, qui peint la fata- lité descendue sur ce malheureux, et raconte tous les orages de cette àme dévouée à la fois à la passion et au crime... Mon innocence enfin connnicnrc h me peser! « Pour bien jouer Oreste, il faut porter ce vers écrit sur le front. » Or, c(3 qui est vrai pour les rôles est vrai i)Our la plui)art d(is phrases. Il y a dans la plupart des phrases bien faites, je pourrais prcsijue dire dans LE MOT DE VALEUR. 77 toutes, un mot où se résume le sens entier de la phrase, la pensée de l'auteur, c'est le mot de valeur. La difficulté est de le trouver, et, une fois trouvé, l'important est de le mettre en lu- mière par la diction, de le distinguer des autres mots, de l'élever pour ainsi dire au milieu d'eux, comme un phare qui éclaire tout ce qui l'entoure. II est bien entendu que cette mise en relief doit être proportionnée à l'importance du mot et à l'importance de la phrase elle-même. Tous les mots de valeur n'ont pas la même valeur; mais, éclatants ou à demi voilés, simples ou extraordi- naires, ils jouent, dans toute proposition, un rôle qui, bien compris et bien rendu par le lecteur, donne à son débit une clarté et une force singu- lières. Rien de tel que les exemples comme preuves. Citons donc quelques passages d'auteurs connus et commençons par les plus simples : Sous le nom de liberté, les Romains se figuraient un état, où les hommes ne sont esclaves que de la loi, et où la loi est plus puissante que les hommes. Quel est le mot de valeur de ces quelques 78 LA LECTURE EN ACTION. lignes? Il y en a deux : liberté et loi. Ce sont comme les deux pôles de cette phrase; c'est sur eux qu'elle repose. Il faut donc prononcer ces deux mots avec un accent plus marqué que les autres, les placer en vedette, si je puis m'ex- primer ainsi. Autrement votre phrase pourra être claire, mais elle ne dira pas tout ce qu'elle veut dire. Elle ne se gravera pas fortement dans l'esprit de l'auditeur. Je lis dans Fénelon ; Il n'est pas naturel de remuer toujours les bras en parlant; il faut remuer les bras parce qu'on est animé, mais il ne faudrait pas les remuer pour paraître animé. Quel est le mot de valeur de cette phrase? (Vest paraître. Car que veut prouver Fénelon/' Que les gestes de l'orateur ne sont bons qu'à la condition d'être sincères, c'est-à-dire en accord avec ses sentiments réels, lié bien, accentuez le iiioL yaraître, et soudain la pensée de l'auteur se manifeste dans toute son évidence. La Jlniyère lait ce portrait d'un riche imbé- cile : I/or ériato, dites-vous, sur les liabils de Philémon? LE MOT DE VALEUR. . 79 11 éclate de même chez les marchands. Il est habillé des plus belles étoffes? Le sont-elles moins, toutes déployées dans les boutiques ou à la pièce? Quel est mot de valeur de cette phrase, le mot qui résume l'idée de La Bruyère? Vous me direz peut-être que c'est l'or éclate, car La Bruyère se propose de peindre la magnilicence des habits de Philémon; sans doute; mais il se propose autre chose : Vor éclate est un des mots de valeur de la phrase, mais ce n'est pas le mot caractéristique. — C'est peut-être : toutes déployées dans les bouti- ques? — Non! Sans doute, là encore, il faut un certain déploiement de voix; mais Vaccent, Vin- tonation dominante doit porter ailleurs. — Où donc? — Sur... de même... et sur... moins. Voilà où est cachée l'idée de La Bruyère. Son dessein n'est pas de peindre un homme bien liabillé, mais un sot dont la personne n'est que le porte- manteau de ses habits, et il assimile cette per- sonne au comptoir du marchand et à la table d'une boutique. Seulement, au lieu d'élever la voix sur de même., et sur moins, il faut l'abaisser, prendre un ton très simple, car il s'agit de ra- battre la vanité de ce richard imbécile. 8o LA LECTURE EN ACTION. Je me rappelle quatre vers d'Alfred de Vigny, très beaux et très caractéristique au point de vue da ton qu'on doit mettre au mot de valeur : Pleurer, gémir, prier, est également lâche ! Fais énergiquement ta dure et lourde tâche Dans la voie où le sort a voulu t'appeler, Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. Le mot de valeur est évidemment sans parler. faut-il le marquer en élevant la voix ? non, car le mot ainsi prononcé aurait un air de forfanterie,, ce qui est le contraire du stoïcisme. Le stoïque est calme. Il faut dire, sans parler, dans le bas de la voix, et simplement. La Fontaine, dans son admirable fable « le Lion ^>^ met dans la bouche du renard consulté par le léopard : i*'i) vain nous appelons mille gens à noire aide, Plus ils sont, plus il coiUol Et je ne les liens bons Ou'i manger leur part de moulons 1 Apaisez le lion! seul il passe on puissance Ce monde d'alliés, vivant sur notre bien. Quel est le mot de valeur? Kst-ce... plus ils sont, plus il coule? Non. I^st-ce manger leur part de T,E MOT DR VALEUR. 8l moutons, qui peignent si bien la gourniandise des parasites? Non. Est-ce ce beau vers : Seul il passe en puissance Ce monde d'alliés, vivant sur notre bien. — Non. — Qu'est-ce donc? — C'est apaisez! Que se propose le renard? Que conseille-t-il? La prudence, voire même un peu de platitude. Apaisez le lion. Encore une citation bien caractéristique dans Britannicus, acte IV% scène d'Agrippine et de Néron : Vous régnez ! Vous savez combien votre naissance, Entre l'empire et vous, avait mis de distance; Les droits de mes aïeux, par Rome consacrés, Étaient même, sans moi, d'inutiles degrés. Quel est le mot de valeur de ces quatre vers? C'est : sans moi. Il résume non seulement cette phrase, mais tout le discours d'Agrippine, qui n'a pas moins de quatre-vingts vers; car pendant cette longue récrimination, elle ne prononce pas une syllabe où elle ne dise à Néron : Tu me dois tout. Ce mot, sans moi, détaché avec une grande force, éclairera donc la scène tout entière. 5. ^2 LA LECTURE EN ACTION Je pourrais multiplier les exemples. J'aime mieux vous laisser le soin et le plaisir de les trouver vous-même. Car il n'y a pas de travail plus intéressant et plus profitable. Cette recherche vous donne des' yeux de lynx, pour fouiller du regard dans tous les coins de la phrase. Vous voilà forcé de scruter la pensée de l'auteur, de peser toutes ses paroles. Autant de voyages de dé- couvertes très fructueux! Puis, les mots de valeur une fois trouvés, vous verrez comme les accents ainsi répandus sur les paroles caractéristiques, étoilent la phrase, et donnent de grâce, de va- riété et de vérité au débit! Quelquefois cette lumière jette sur une pensée un jour inattendu. Il y a quelques semaines, à l'Académie nous travaillions au dictionnaire historique*. Nous 1. Le Dictionnaire historique est dilTércnt de ce qu'on appelle le Dictionnaire de VAcadcniic; en ce sens que celui-ci est le dictionnaire d'aujourd'hui, et que l'autre est le dictionnaire d'autrefois. L'un constate le sens, l'usage actuel des mots; l'autre s'occupe de leur histoire, de leur biographie; il iii;ui]iig à (jucllc éj)oquc ils sont entrés dans la langue, les diverses acceptions (ju'ils ont prises successivement, et cela, au moyen de citations chronolopicjues (ju'on emprunte aux divers (écrivains do tous les temps. LE MOT DE VALEUR. 83 nous occupions du mot artistes; on énumérait toutes les significations de ce mot au xviii^ siècle. Arrive cette citation tirée de Voltaire : « Il est « rare qu'un homme puissant, quand il est « artiste, favorise les bons artistes. » La phrase, lue à haute voix, plut médiocrement à l'assem- blée. Cette répétition du mot artiste parut lourde, et on ne parlait pas moins que de biffer ces deux lignes ; je me permis alors de dire à mes confrères : ce La faute n'est peut-être pas à la phrase, mais à la façon dont elle a été lue. — Gomment cela? — Mettez en relief par Taccent, le mot de valeur, et vous verrez que la phrase est signée de l'esprit de Voltaire comme de son nom. — Quel est donc le mot de valeur ? — C'est bons. Qui a inspiré en effet cette réflexion à YoUaire ? Cest le cardinal de Riche- lieu, et sa sévérité à l'égard de Corneille. L'au- teur de Pyrame ne por, ait pas pardonner à l'auteur du Cid. Hé bien, la jalousie du cardinal •3t la malice de Toltaire sont écrites dans le mot bons. Faites le valoir, marquez-en fortement le sens moqueur, et ia phrase aura tout son 84 LA LECTURE EN ACTION. ])nx. » Ma remarque parut juste, et la citation' fut maintenue. Le lecteur ne trouve pas de pareilles bonnes fortunes dans toutes les phrases, et il y aurait autant de puérilité que d'affectation, à vouloir clouer des accents intentionnels, sur des mots insignifiants ! Mais voulez-vous, pour l'application de cette règle, un guide sûr, infaillible? Ecoutez parler les enfants. Pourquoi? A cause de leur vérité d'accent. Ce ne sont pas eux qui laissent échapper le mot de valeur. Ils tombent dessus avec une justesse et une audace d'intonation qui m'émerveille toujours. C'est en les écoutant que je me suis rendu compte de cette règle. Les enfants sont les premiers maîtres de lecture du monde... quand ils ne lisent pas. ORDONNANCE d'uN MORCEAU. 85 CHAPITRE VIII ESPRIT ET ORDONNANCE D UN MORCEAU Un des plus grands avantages de la lecture à haute voix, est de nous fournir un excellent moyen de critique littéraire. Apprendre à lire un mor- ceau, c'est apprendre à le juger. L'étude des into- nations devient forcément l'étude des intentions. On ne peut arriver à bien exprimer la pensée de l'auteur, qu'en s'en pénétrant profondément, et on s'en pénètre d'autant plus, qu'on cherche à la bien exprimer. Il y a des beautés cachées, qui ne se révèlent qu'à celui qui veut les traduire par les sons; les sons donnent une vie nouvelle aux mots, et la voix les revêt comme d'une lumière qui les fait mieux voir. Souvent aussi, votre étude 86 LA LECTURE EN ACTION. VOUS aide à découvrir des défauts inaperçus ; tel passage qui vous avait séduit, telle expression qui vous avait ébloui, vous apparaît déclamatoire ou fausse à cette décisive épreuve. Deux exem- ples, vous montreront comment la lecture à haute voix nous initie à l'esprit, à la composi- tion, à l'ordonnance d'un morceau. Quel est le premier devoir du lecteur? De rechercher avant tout le dessin général du fragment qu'il veut lire, ce que j'appellerai son architecture intérieure; il doit voir quel plan l'auteur a adopté, dans quel ordre les idées se sont présentées à lui, et comment il a réalisé cet ordre de façon à donnera sa pensée toute sa force et tout son éclat. Pcnsez-y bien, l'ordre n'est pas seulement la clarté, il est aussi la progression, c'est-à-dire le mouvement et l'intérêt. Kn voici deux exemplaires frappants : RACINE. — Alhahe. Le quatrième acte d'Athalir contient une scène très admirée, souvent citée, ot dont cependani, selon moi, on n'a j).'is mis 'Mi lumière loute la I ORDONNANCE d'uN MORCEAU. 87 beauté; c'est celle de l'allocution de Joad à Joas au moment où il lui remet la couronne. Joad réunit en lui, à ce moment, trois caractères. Il est père et éducateur, il est grand prêtre^ il est prophète. Joas est à la fois, pour lui, un enfant, un élève et un roi. De là, dans son langage, un singulier et nécessaire mélange de tendresse, de respect, de gravité, et j'ajoute, de crainte. Car, ne loublions pas en étudiant ce morceau, Joad n'interroge pas seulement l'avenir avec les yeux de la prévoyance paternelle, il a l'œil du devin, il voit ce qu'il prévoit, confusément sans doute, mais cette obscurité même ajoute à son pressen- timent une terreur mystique. Figurez-vous donc bien ces traits si divers de la figure de Joad, puis voyez quelle progression Racine a suivie pour rendre la poétique complexité de ces sentiments, et après cette étude, commencez la lecture à haute voix. 0 mon fils! de ce nom j'ose encor vous nommer! Souffrez cette tendresse, et pardonnez aux larmes Que m'arrachent pour vous de trop justes alarmes. Loin du trône nourri, de ce fatal honneur Hélas! vous ignorez le charme empoisonneur, 88 LA LECTURE EN ACTION. Du pouvoir absolu vous ignorez l'ivresse, Et des lâches flatteurs la voix enchanteresse. C'est le fère dans ce début, qui parle. Que votre voix soit familière, votre ton affectueux, comme lorsqu'on s'adresse à un petit enfant, avec un mélange de déférence, comme quand on parle à un souverain. Bientôt ils vous diront que les plus saintes lois, Maîtresses du vil peuple, obéissent aux rois; Qu'un roi n'a d'autre frein que sa volonté même, Qu'il doit tout immoler à sa grandeur suprême-, Qu'aux larmes, au travail le peuple est condamné, Et d'un sceptre de fer veut être gouverné; Que, s'il n'est opprimé, tôt ou tard il opprime I Ici c'est Yéducateur qui parle. Ces paroles ne sont que la continuation des leçons qu'il a déjà données à Joas. Le ton doit être grave, et repro- duire avec une certaine amertume, la cynique et cruelle morale des courtisans. Ainsi de pi<'gc en piège et d'abîme on abîme, (corrompant do vos mœurs l'aimable pureté, Ils vous feront enfin haïr la vérité, ORDONNANCE d'uN MORCEAU. 8 7) Vous peindront la vertu sous une affreuse image. Hélas! ils ont des rois égaré le plus sage. Le prophète entre en scène. Il prévoit vague- ment que Joas sera un tyran; son accent doit être celui de l'indignation, de ia crainte, et le dernier vers veut être dit avec une explosion de douleur. Jurez donc sur ce livre et devant ces témoins, Que Dieu fera toujours le premier de vos soins; Que, sévère aux méchants, et des bons le refuge, Entre le peuple et vous, vous prendrez Dieu pour juge; Vous souvenant, mon fils, que, caché sous le lin, Comme eux vous fûtes pauvre, et comme eux orphelin. Ici, changement complet de ton. C'est le grand prêtre qui parle, et c'est un serment solennel qu'il requiert. Autorité, gravité pleine de force, voilà le ton nécessaire, avec un accent de douceur compatissante sur le dernier vers. Vous le voyez, ces diverses indications ne sont que le décalque des quatre caractères de Joad dans cette scène; mais pour le bien dire, il ne suftit pas de reproduire ces quatre aspects. ïalma , qui était sublime dans cette scène, faisait sentir ces contrastes, mais il les noyait dans une effusion OO LA LECTURE EN ACTION. générale, à la fois paternelle et religieuse, qui ajoutait la beauté de l'harmonie à la puissance de l'expression. Voilà où il faut tendre. Passons maintenant à une pièce de vers très cé- lèbre d'un poète moderne, M. SuUy-Prudhomme. C'est le Vase brisé. Nous y trouverons, je crois, la matière d'une excellente leçon sur le même sujet. LE VASE BRISE Le vase où meurt cette verveine, D'i^in coup d'éventail fut fêlé; Le coup (lut reffleurer «'i peine, Aucun bruit ne l'a révélé. Mais la légère meurtrissure, Mordant le crislal chaque jour, D'une marche invisible et sûre Ln a fait lentement le tour. Son eau |)ure a fui proutlc h. goutte, Le suc des (leurs s'est épuisé; l'ersonnc encore no s'en doute, N'y touchez pas, il est brisé ! ORDONNANCE d'uN MORCEAU. ût Ainsi parfois la main qu'on aime, Effleurant le cœur, le meurtrit! Puis le cœur se fend de lui-même, La fleur de notre amour périt! Encore intact aux yeux du monde, Il sent croître et pleurer tout bas Sa blessure fine et profonde... Il est brisé... n'y touchez pas!... Ce charmant morceau se récite partout. Je l'ai entendu dire en public par des lecteurs habiles; hé bien, faut-il l'avouer, aucun d'eux ne m'a satisfait complètement. Il m'a semblé que, faute d'avoir recherché l'ordonnance générale du morceau, ils tombaient tous dans la même erreur. Entraînés par le charme poétique répandu sur toute la pièce, ils enveloppent ces cinq strophes dans la même harmonie mélancolique; or c'est enlever à ce morceau son principal caractère, le contraste. Rien de plus différent que la première partie et la seconde^ que les trois premières strophes et les deux dernières, et l'efTet est préci- sément dans l'imprévu de la comparaison. De quoi s'agit-il en efTet dans les premières strophes ? D'un vase fêlé. Il n'y a pas là de quoi s'attendrir. 92 LA LECTURE EN ACTION. Ce qui convient dans les quatre premiers vers, c'est donc le ton simple du récit. La seconde strophe est une description, une description pleine de pittoresque et de relief. Peignez avec la voix, ne craignez pas dans ces deux vers : Mais la légère meurtrissure Mordant le cristal chaque jour, ne craignez pas, dis-je, de faire senUr discrète- ment l'harmonie quelque peu stridente de cette accumulation d'r-, meurtrissure, mordant, cristal. 11 y a, là-dessous Je ne sais quel petit grincement de scie qu'il faut laisser deviner. A.u contraire, dans les deux suivants : D'une marche invisible et sîlre La a lait lentement le tour, ayez l)i(.'n soin d'exprimer, par la souplesse de la voix, par le déroulement sinueux de la phrase, la marche de la fêlure ; ne vous arrêtez pas après 4Ûrc, ne faites (pTun vers de ces deux vers, c'est un enlacement. ORDONNANCE D UN MORCEAU. 9D Quant à la troisième strophe, nous rentrons dans le Ion du récit, relevé par une petite pointe de poésie, et terminé familièrement par la crainte de briser un joli petit meuble. Arrive la quatrième strophe. Changement com- plet ! Nous entrons dans le domaine du sentiment et de l'émotion. La voix, l'accent, tout se trans- forme. Plus de ces notes brillantes et claires, propres au pittoresque ; c'est au médium qu'il faut avoir recours. C'est le médium, avec ses timbres profonds et un peu voilés, qui seul peut exprimer ces vers si émus : Ainsi parfois la main qu'on aime Effleurant le cœur, le meurtrit! Puis le cœur se fend de lui-même, La fleur de notre amour périt! Chacun de ces mots doit être senti, touchant; chacune de ces syllabes doit pleurer. Mais ce sont les trois derniers vers (lui demandent toute votre intensité d'expression ! Il sent croître et pleurer tout bas Sa blessure (ine et profonde... 11 est brisé... n'y touchez pas! 94 LA LECTURE EN ACTION. Remarquez-vous cette différence dans le der- nier hémistiche, entre la troisième strophe el la dernière. Dans la troisième, il finit par il est brisé; dans la dernière, par n'y touchez pas. C'est une leçon de lecture, que ce changement. Liez donc ensemble la fin de l'avant-dernier vers et le com- mencement du dernier. Dites : il est brisé ! avec un véritable accent de douleur; puis, vous arrêtant tout à coup, changez de ton et prenez la voix de la prière pour : n'y touchez pas ! LECTEURS ET COMÉDIENS. O.S CHAPITRE IX LECTEURS ET COMEDIENS SOUVENIR DU PÈRE LACORDAIRE Je rencontrai hier un homme fort versé dans les questions d'enseignement. Il me dit : « Vous travaillez ardemment à faire introduire dans l'éducation publique et privée la lecture à haute voix? — Oui. — Vous avez demandé et obtenu, dans le dé- partement de la Seine, la création de cours de lecture pour les instituteurs primaires et de concours, à la lin de Tannée, pour les élèves? — Oui, et j'ajoute que plusieurs autres départe- ments suivent l'exemple de Paris, et que le con- qG LA LECTURE EN ACTION.^ seil supérieur de l'instruction publique a mis la lecture expressive sur tous les programmes d'é- tudes. — Voilà certes des résultats importants; mais ètes-vous bien sûr que ce que vous appelez un progrès, ne soit pas un danger? — Comment? — Ne craignez-vous pas qu'en voulant faire de nos élèves des lecteurs, vous n'en fassiez des comédiens? — Des comédiens? — J'appelle comédiens, des lecteurs qui trans- portent, dans la lecture à haute voix, des habitu- des de déclamation, d'emphase, de gesticulation théâtrale, qui les font ressembler à des comé- diens. — Qui vous inspire cette crainte? — L'expérience. — Quelle expérience? — Vous avez assisté comme moi à des distribu- lions de prix dans les écoles ou les institutions privées. Pour célébrer la Ictr, paraît sur une es- trade un petit garron ou une petite lille qui vient réciter quelque morceau de poésie, ou parfois un LECTEURS ET COMÉDIENS. 97 dialogue à deux personnages. Quels défauts avez- vous remarqués dans le débit et la tenue de ces enfants? Est-ce de la gaucherie? de l'inexpé- rience? de la timidité? Non, c'est de l'assurance, de l'emphase, de la convention. Ils ont souvent des éclats de voix ridicules, des jeux de physio- nomie exagérés; ils multiplient presque toujours les mouvements des bras et des jambes; ils lèvent les yeux au ciel; ce ne sont plus des enfants, ce sont de mauvais comédiens. Même observation dans les fêtes de famille où les enfants figurent à Tétat de petits acteurs, débitant des fables ou des pièces de vers. J'en dirai presque autant de plu- sieurs des séances de lectures publiques, où j'ai assisté ; j'y retrouve, je ne dis pas toujours, mais trop souvent, ce ton déclamatoire dans le débit et cette exagération dans les gestes, qui me font dire malgré moi : Encore des comédiens ! Or, la création de ces cours va multiplier les concours, multiplier les séances publiques de lecture, et, par conséquent, généraliser un mal partiel et ex- ceptionnel. Nos enfants psalmodiaient, ànonnaiont et étaient gauches ; ils vont déclamer et gesticuler. Mal pour mal, je ne sais pas si je n'aime pas 6 98 LA LECTURE EN ACTION. mieux leur voir des défauts d'eniants que des défauts de comédiens. Voilà mon objection. Qu'y répondez-vous? — Un seul mot. C'est que l'enseignement de la lecture aura précisément pour but et pour résul- tat de corriger les défauts que vous l'accusez d'en- tretenir. — Voilà une réponse qui me semble reposer sur un paradoxe. — Du tout, c'est votre objection qui repose sur une confusion de termes. Vous mêlez deux choses absolument distinctes : la lecture à haute voix et la récitation publique. — Ne sont-ce pas deux formes du même art? Ne font-elles pas toutes deux partie de l'étude de la diction? — Sans doute, mais à une place et à un degré différents. L'une en est le commencement, l'autre la lin ; l'une en est le couronnement, l'autre la base. Voulez-vous voir disparaître une partie des défauts que vous signalez dans les récitations pu- bliques, n'y arrivez (ju'après l'étude pratifjue, ré- gulirro, niélhodifiue des principes de l'art do la lecture. Les recitateurs ne sont, la plupart du Ll-CTRURS ET COMÉDIENS. 99 temps, déclamateurs et comédiens, que parce qu'ils ne sont pas lecteurs. — Démontrez-moi cela. — Le seul portrait des deux personnages vous le démontre. Le récitateur est debout; le lecteur est assis. Le récitateur a les yeux libres et promène ses regards autour de lui ; le lecteur a les yeux fixés sur la page. Le récitateur a les bras libres comme les yeux; le lecteur a une main occupée à tenir le livre, et l'autre à tourner les feuillets. Le récitateur doit songer non seulement à ce qu'il prononce et à la façon dont il le prononce, mais à son attitude, à sa position, à sa physiono- mie. Elles font partie de son débit, elles sont pour quelque cliose dans l'émission de sa voix et dans l'effet qu'il produit sur son auditoire. Ses jambes mômes, quoiqu'elles ne fassent rien, le préoccu- pent ; il sait qu'on les voit, qu'on les regarde. Se sentir ainsi tout debout, tout entier en face d'hom- mes assemblés, vous cause une sorte d'embarras qui ressemble à la pudeur; c'est comme une es- pèce de nudité. La personne joue donc un grand 100 LA LECTURE EN ACTION. rôle dans la récitation publique ainsi que dans les représentations théâtrales, et le récitateur peut d'autant plus être tenté de se rapprocher du co- médien que, comme lui, il a pour but l'applaudis- sement, et pour mobile la vanité. — Rien de plus exact que ce portrait, mais il me semble qu'il confirme mes craintes. — Nullement, car vous ne voyez rien de pareil dans l'élève qui lit sa leçon, en ayant pour seuls auditeurs ses camarades, et pour seul juge son maître. Là, tout est pratique, sérieux, modeste. Le lecteur ne se sert que de sa voix pour expri- mer ce qu'il lit ; il ne s'agit pas pour lui d'être applaudi, mais d'être approuvé ; il ne s'agit pas de lire à l'effet, mais de lire juste, correctement : une intonation emphatique, un geste théâtral cho(iueraient comme une dissonance ou feraient rire comme une prétention ; le caractère même des morceaux lus, qui devront être presque tou- jours des morceaux simples on même tecimi Voici donc les trois points où se résume la loi nouvelle. — Libre arrangement des mots dans le cadre des douze pieds. — Richesse implacable de la rime. — Jaillissement de temps en temps, d'un grand vers qui sert de base à toute la période. En face de cette poétique cl de cette poésie nou- velle, quel est le devoir du lecteur? Chercher une diction nouvelle. 11 ne s'agit pas de soumettre les vers de Victor Hugo à la régularité des vers de i/art poétique d'autrefois. 117 Boileau, d'y rétablir la césure, d'en supprimer l'en- jambement, non; en voulant les redresser, on les estropierait. Il faut prendre bravement son parti, oublier l'harmonie classique, s'abandonner à toute la liberté du rythme, tâcher de retrouver et de faire valoir par la diction la combinaison des mots longs et des mots courts, et surtout, avant toute autre loi, faire vigoureusement et toujours sonner la rime, lui sacrifier même, quand il le faut, les lois de la syntaxe. Qu'on ne l'oublie pas, la rime, dans le déploiement de la phrase poétique, est l'agrafe d'or à laquelle se rattachent sans cesse les plis flottants de ce manteau tou- jours prêt à tomber et qu'elle relève toujours. Victor Hugo nous offre à chaque vers la dé- monstration de cette règle : Quand, trichant de comprendre et de juger, j'ouvris Les yeux sur la nature, et sur l'art, ridiomc, etc. La syntaxe grammaticale vous commande de joindre le verbe au régime et de dire : Quand, tâchant de comprendre et de juger, J'ouvris les yeux sur la nature et sur l'art. 7. 11^ LA LECTURE EN ACTION. Oui, la syntaxe le commande, mais la poétique actuelle vous le défend; vous n'avez pas le droit de lier par la diction f ouvris les yeux, car alors la rime disparaît, et avec la rime, le rythme. Il faut après le mot, f ouvris, laisser un léger temps, plutôt senti que perçu, mais qui suffit pour met- tre la rime sur son trône, et faire de f ouvris^ l'écho d'appauvris. De même dans ces vers : La poésie était la monarchie : un mot Était un duc et pair, ou n'était qu'un grimaud. Que VOUS commanderait l'ancienne prosodie? De mettre la césure au sixième pied. La poésie était. Ce qui serait liorrihle. Que vous commande la loi nouvelle? De mettre la césure après la poésie^ c'est-à-dire au quatrième pied. h.i s\ ntaxe vous oblige à lier un mot, et était un duc et pair, et j)ar conséfjuent. de dire : Un mot Unit un duc et pair, ce (jui délruit ahsolumeni le rythme. La poétique actuelle vous ordonne de i/aRT POliTIQUE d'autrefois. IIO mettre un mot en vedette, comme s'il était en tête de phrase, et de façon à répondre à grimaud. Prenez tous les vers de ce morceau, l'un après l!autre, et vous verrez qu'il faut leur appliquer à tous cette double règle : mettre la césure par- tout, et subordonner tout à la rime. Quant aux grands vers jaillis j ils se détachent sur le fond de ce style éclatant, comme des pierres précieuses sur l'or d'un diadème. La langue était l'État avant quatre-vingt-neuf; : * Et montant à Versaiile aux carrosses du loi Dans le bagne lexique avait marqués d'un F. , Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire. Et surtout cet admirable dernier trait : . . . Pas un mot où l'idée au vol pur Ne puisse se poser tout humide d'azur 1 Il est impossible de couronner un plus beau morceau par un plus beau vers. Le génie de l'i- mage y éclate avec une grâce incomparable, et il sufGt à vous faire comprendre avec quelle largeur 120 LA LECTURE EN ACTION. la voix du lecteur doit te répandre sur ces grands vers jaillis. Je me suis souvent demandé quel effet un tel morceau, présenté à Voltaire, à Corneille, à Boi- leau, à Molière, à La Fontaine, aurait produit sur ces illustres représentants du vieil alexandrin. Voltaire est celui qui aurait le plus crié; il eùl trépigné de rage, lui qui a appelé Shakespeare un barbare frotté de génie, en face de telles énor- mités il eût été capable de se signer. Boileau au- rait bondi, mais pourtant je m'imagine que son jugement, poussé jusqu'au génie, aurait deviné et admiré cette inconcevable puissance d'exécu- tion. Quant à Molière ou à La Fontaine, ils au- raient dit tout bas : Nous en avons quelquefois fait autant. Les vers d'Ampli}trion défient toutes les poésies modernes en fait de liberté d'allure et de souplesse de rythmes, et je ne vois nulle part plus d'audace d'enjambement (jue dans le discours de la Vaclie. Enfin nie voilà vicilio, il me laisse en un coin, Sans herbe! s'il voulait du moins me lais-er paître, Mais je suis attachée, et si j'eusse (!U pour maître Un serpent! eiU-il pu jamais pousser plus loin I/ineralilude! l'art POKTIQUE d'aUTREFOIS. 121 Oue conclure? Que Viclor Hugo était contenu dans La Fontaine et dans Molière? Non. Que Victor Hugo est supérieur à GorneiUe? Non. Que l'auteur des Contemplations a déformé le vieil alexandrin? Non. Réformé? Non. Transformé? Non. H a créé un moule nouveau à côté de Tan- cien, et celle création suffit à sa gloire. M. de Banville, dans son traité, nous dit que les poètes du dix-septième siècle ont été grands malgré leur instrument poétique, que cet instrument était mi- sérable, mesquin, tronqué? Je réponds à mon cher confrère par les vers d\it halle. J'ai mon Dieu que je sers, vous servirez le vôtre. Ce sont deux puissants dieux. Chacun de ces dieux veut son culte particulier. L'alexandrin du dix-septième siècle est un vers magnifique, dont la forme a enchanté la France pendant près de deux siècles, et dont la juste ado- ration n'est pas près de finir. L'alexandrin du dix- neuvième siècle, tel que Victor Hugo l'a construit, est un instrument nouveau et puissant, mais dont le maniement est plus difficile et pour le poète et pour le lecteur. L'interprète qui cherche à ren- 122 LA LECTURE EN ACTION. dre un morceau de Racine ou de Corneille s'appuie sur un rythme précis et réglé; mais l'interprète des vers de Victor Hugo est souvent forcé de s'en fier à sa propre inspiration; c'est une œuvre presque personnelle. Ce qui reste incontestable, c'est qu'on ne peut pas plus lire Racine ou Cor- neille comme Victor Hugo, que Victor Hugo comme Corneille ou Racine, et il faut bien poser comme règle, notre maxime : A poésie nouvelle, diction nouvelle. LA MÉMOIRE. 123 CHAPITRE XI LA MÉMOIRE I DE SON RAPPORT AVEC LA DICTION ET LA LECTURE. SOUVENIR DE M. RÉGNIER §1. La mémoire joue un grand rôle dans l'étude de la lecture ; car lire amène forcément à dire, et dire, c'est apprendre par cœur. Hé bien, je vou- drais aujourd'hui vous apprendre à apprendre^ vous donner une leçon de mémoire. La mémoire, en effet, n'est pas, comme on a trop l'air de le croire, une faculté purement mé- canique, une sorte d'appareil de photographie, où les objets s'impriment ou ne s'impriment pas, selon que la plaque est plus ou moins bien pré- parée; c'est une faculté vivante et capable d'édu- cation. On dit souvent qu'il faut exercer sa mé- moire ; soiti mais exercer sa mémoire ne res- 124 LA LECTURE EN ACTION. semble en rien à exercer ses muscles par la gym- nastique. Pour la fortifier, pour l'assouplir, pour tirer d'elle tout ce qu'elle vaut, il faut l'associer à l'intelligence et au sentiment. N'oublions pas que les anciens en avaient fait une Muse, et dans les danses sacrées que les neuf sœurs exécutaient devant Apollon, Eulerpe et Érato figu- raient toujours appuyées sur Mnémosyne. Paulo majora canamus. Revenons à la prose. Bien apprendre, c'est apprendre vite, et retenir longtemps. Gomment atteindre ce double but? Nous voici en face d'une page de prose ou d^un morceau de poésie à apprendre. Par où com- mencerons-nous? Allons-nous attaquer tout de suite l'étude de ce morceau, mot à mot, ligne à ligne, vers à vers, et la premières phrase ainsi apprise, passerons-nous ensuite^ à la seconde? Mauvais moyen. C'est le chemin des écoliers, c'est-à-dire le plus long. Le plus court, je vais bien vous étonner peut-être, c'est de débuter par une lecture d'ensemble et tout intellectuelle; Tie vous occupez pas d'abord des paroles, rendez- LA MÉMOIRE. 125 VOUS compte de la composition du morceau, de la marche des idées ; voyez d'où l'auteur part, par où il passe, où il arrive. Imprimez-vous dans l'es- prit, si je puis parler ainsi, V architecture de cette page, de façon à ce que les lignes générales se des- sinent dans votre mémoire et s'y fixent à l'état de charpente. Sans doute, ce travail préalable à tout apprentissage littéral du texte, prend un cer- tain temps, car il ne s'agit pas d'une lecture cou- rante, mais d'une lecture lente, réfléchie, où l'on s'arrête, où l'on recommence, où parfois l'on re- tourne en arrière; cependant, loin d'être du temps perdu, ce sera du temps gagné, et votre besogne mnémonique s'en trouvera diminuée de moitié. Gomment cela? direz-vous. Parce que, quand vous commencerez l'apprentissage littéral, les phrases et les mots, au lieu de s'entasser au hasard dans votre tète, iront se loger d'eux-mêmes à la place que leur assignera l'enchaînement des idées; c'est comme une sorte de cadre qui les appellera et les retiendra. Vous avez vu des écoliers apprendre une leçon. Que font-ils? Ils répètent machinalement chaque parole vingt fois de suite, jusqu'à ce qu'ils se 1*26: LA LECTURE EN ACTION. la soient enfoncée dans la cervelle comme à coups, de marteau. C'est un travail de lèvres, de voix, mais l'intelligence en est absente. Hé bien, faites exactement le contraire. Que la réflexion, le juger ment, la critique, l'admiration, soient les auxi- liaires assidus de votre mémoire. En étudiant une phrase, remarquez-en la construction ; en étudiant les mots,, remarquez-en la place, la valeur, la force, l'accent, le son ; car le son fixe à la fois le mot dans l'oreille et dans l'esprit. Si c'est un morceau de poésie que vous travaillez, rendez- vous compte du rythme, des rimes. Étes-vous frappé de la beauté d'un tour ou d'une expression, que cette beauté, analysée, savourée, attache comme avec un clou d'or cette expression ou ce tour dans votre souvenir. Servez-vous même des défauts d'un morceau pour le retenir, liien ne nous éclaire plus que l'étude à haute voix, sur les défaillances de style, sur les impropriétés de termes, sur les lon^'ueurs de développement, sur la fausseté des sentiments exprimés. Que chacune de ces fautes, observée soigneusement, vous serve comme de point de repère dans votre travail; on relient ce qui cho(jue autant (jue ce (jui cliarnie. LA MEMOIRE. ' : : 127 A ceux qui objectent la longueur de cette étude préliminaire, je réponds par un fait. Je suis né en 1807, voilà donc plus de soixante ans que ma mé* moire me sert, ce qui ne laisse pas d'user un peu une mémoire. Hé bien, il m'est arrivé quel- quefois déparier avec un jeune garçon, intelligent, et bien doué, que j'apprendrais plus vite que lui soixante vers, et de gagner mon pari. Pourquoi? Parce qu'il étudiait mécaniquement, et moi mé- thodiquement ; parce qu'il apprenait avec sa mé- moire seule, et que si jeune et si souplç qu'elle fût, elle était vaincue par ma vieille mémoire, s'appuyant sur ces utiles alliés : le raisonnement et le jugement. M. Régnier pi'a raconté un exemple bien singu- lier du grand rôle que joue l'ordre dans la mé- moire : Le monologue du cinquième acte du Mariage de Figaro, contient cotte phrase : Je broclie une comédie sur les mœurs du sérail, à l'instant, un envoyé de je ne sais oîi, se plaint que j'of- fense dans mes vers, la Sublime Porte^ la Perse, une partie de la presqu'île de Tlnde, toute FÉgypte, le royaume de Barca, de Tripoli, de Tunis, d'Alger et de Maroc. 128 LA LECTURE EN ACTION. « Je ne pouvais, me dit M. Régnier, venir à bout de me mettre cette nomenclature dans la mé- moire; je mêlais tous les noms, plaçant l'Inde avant la Perse, et le Maroc avant Tripoli. Tout à coup, je m'aperçois que l'auteur, dans cette énu- mération, a suivi l'ordre géographique : ces États figurent dans sa phrase, à la même place, et dans le même rang que sur la carte; à l'instant, ma mémoire s'approprie cet ordre, et les noms s'y gravent inefiaçablement, parce qu'ils s'y gravent méthodiquement. » Ainsi m'en arriva-t-il à moi-même, avec la pre- mière scène de ï Ecole des maris. Ne voudriez vous point, dis-jo, sur ces matières, De vos jeunes muguets m'inspircr les manières? M'oblip"er à porter de ces petits chapeaux Qui laissent éventer leurs débiles cerveaux; i^lt de ces blonds cheveux de qui la vaste enflure Des visages himiains offusque la figure? De ces petits pourpoints sous les bras se perdants El de ces grands collets jusqu'au nombril pendants? De ces manches qu'.'i table on voit tâter les sauces, Et de ces cotillons appelés hauts-de-chausscs, De ces souliers mignons, de rubans revêtus. Qui nous font ressembler k des pigeons patlus? LA MÉMOIRE. 1 29 Et de ces grands canons où, connme en des entraves, On met tous les matins, ses deux jambes esclaves, Et par qui nous voyons ces messieurs les galants Marcher écarquillés ainsi que des volants. Rien de plus malaisé à apprendre que cette des- cription. Je m'y trompais toujours, j'en confondais sans cesse tous les objets. Un jour, je remarque (jue Molière n'a pas assemblé ces objets au hasard ou selon le besoin de la rime, mais qu'il a placé chacune de ces parties de la toilette, à la place, et dans l'ordre qu'ils occupent sur le corps hu- main, commençant parle chapeau, allant ensuite aux cheveux, descendant au collet, passant au pourpoint, etc. C'en était fait, je savais mon mor- ceau, et je ne l'oubliai plus. Dès que je commen- çais à le dire, lejeune homme habillé par Molière se dressait devant moi de k tète aux pieds, et ma mémoire descendait tranquillement d'un objet à l'autre. Ne confondez pas ce procédé, avec les ar- tifices mnémoniques que je ne dédaigne pas pour- tant; il y en a de très ingénieux et de très utiles, mais celui-ci repose sur un principe, Tordre. lOO LA LECTURE EN ACTION. Retenir est encore plus difficile qu'apprendre. Cependant, on cite des mémoires phénoménales et qui semblent fabriquées en airain, tant ce qui s'y écrit s'y grave. M. Guvier dit un jour à son secrétaire : « Prenez donc tel volume sur le cin- quième rang de ma bibliothèque, derrière ; je l'ai lu il y a vingt-cinq ans, et vous trouverez page dix, second alinéa, un passage que je vous prie de me copier. » M. Patin m'a raconté souvent que pendant toute une journée il fut tourmenté, pour- suivi, par douze noms, de gens parfaitement in- connus pour lui, et qui se représentaient sans cesse à lui dans un ordre régulier. C'était une liste (le douze jurôs, qu'il avait lue la veille dans un journal, et qui s'était inscrite d'elle-même dans son cerveau. Mais ce sont hl des exceptions qui ne prouvent que la règle ; or, la règle, c'est que l'oubli est le frère du souvenir. Il y a des mémoires heureuses mais infidèles, qui oublient aussi vite (lu'clles apprennent. Il y ;i îles écrivains au style ondoyant, aux contours indécis, dont les ])ages fiottantes glissent sur la mémoire, el ne s'y im- LA MÉMOIRE. î3 I priment pas. Je disais un jour à Lamartine : «Ex- pliquez-moi comment il se fait que vingt vers de La Fontaine, une fois entrés dans ma tête, n'en sor- tent pas, et qu'il suffise de quelques mois pour que vingt vers de vous s'échappent de mon souvenir? — Rien de plus simple, me répondit-il avec une l)onhomie charmante, c'est que j'écris avec un pinceau, et La Fontaine avec une plume; je colore, il grave, et les couleurs s'effacent plus vite que les contours. » Cette ingénieuse réponse ne contenait que la moitié de la vérité ; la fugitivité du souvenir ne tient pas seulement, comme nous le verrons tout à l'heure, au caractère des morceaux appris ; mais l'oubli, quelle qu'en soit la cause, est chose fatale; il n'est presque personne de nous qui, voulant redire, au bout de quelques semaines ou de quelques mois, un morceau récité naguère avec passion, n'en ait été réduit à cet aveu pénible : « Je ne me rappelle plus. » Oue ferez-vous alors? Le plus simple est sans doute de recourir au texte, de recommencer votre étude, et j'ajoute qu'une surprise agréable vous attend alors. On réapprend beaucoup plus vite 102 LA LECTURE EN ACTION. qu'on n'a appris; c'est comme une ancienne ami- tié qui se renoue ; les phrases et les mots, à mesure qu'ils arrivent sous vos yeux, ont l'air de vous reconnaître, tant ils s'empressent de rentrer dans votre mémoire, et de revenir sur vos lèvres. Mais si le texte vous manque? si le livre n'est plus dans vos mains? faut-il vous résigner à l'oubli de ce morceau et le regarder comme perdu ? Non. Ici se produit un fait psychologique très curieux. Lorsque vous passez subitement d'un endroit clair dans un endroit obscur, quand vous entrez dans une cave par exemple, au premier abord vous ne distinguez rien ; il semble que vous soyez aveugle ; puis, peu à peu, ces ténèbres devien- nent visibles; les objets enfermés dans cette cave semblent sortir de l'ombre où ils étaient noyés, et se dessinentvaguementdevantvosyeux, comme si une blancheur venue du dehors les éclairait peu à peu. Hé bien, pareil phénomène se produit en face d'une page oubliée. L'œil de la pensée, à force de la regarder, de s'y attacher, l'oblige |)our ainsi dire à reparaître. Que se passe-t-il donc alors dans noire cerveau? t I J LA MÉMOIRE. l33 Par quelle force étrange notre attention, en se fixant sur ce morceau qui n'existe plus, le recon- struit-il? On peut concevoir que les yeux du corps s'habituent à l'obscurité et arrivent à y voir ce qui y est; j'imagine là quelque opération mécanique pareille à ce qui a lieu dans une lorgnette, dont les tubes, en s'allongeantou en se raccourcissant, la mettent au point, et nous permettent de dis- tinguer des objets existants. Mais cette page, elle est noyée, effacée^ ensevelie dans notre souvenir. Comment est-il possible que nous percions les voiles qui la cachent, que nous dissipions la pous- sière qui la recouvre, que nous donnions un corps à ce qui est dispersé et en débris? Explique ce mystère, qui pourra. Mais c'est dans ce mystère qu'éclate le plus victorieusement la supériorité de la mémoire méthodique sur la mémoire méca- nique. La méthode qui vous a aidé à apprendre^ vous aide àretroiiver. Le raisonnement, le sentiment, l'esprit critique, tous ces auxiliaires de votre premier travail mnémonique, vous facilitent le second; les grandes lignes renaissent d'abord dans votre esprit ; les détails rentrent peu à peu dans les détails de l'ensemble; l'oreille môme, qui 8 1^4 LA LECTURE EN ACTION. se rappelle certaines beautés de son que vous lui avez confiées, vous apporte sa part de souvenirs, et c'est ainsi que le morceause réédifie dans votre tète, à l'aide de tous ces collaborateurs, comme une maison s'élève avec le concours des ouvriers de tous états. Le rôle de la mémoire dans la diction donne lieu aune autre observation très importante. On dit la mémoire^ on devrait dire les mémoires. Il y en a de toutes sortes : mémoire des faits, mé- moire des dates, mémoire des lieux. Ces différen- tes mémoires s'unissent rarement dans le même individu, et semblent môme souvent s'exclure. Tel savant, qui retient imperturbablement toute une série de calculs et de problèmes mathémati- ques, traverse les pages les plus curieuses d'un livre d'histoire, sans en garder autre chose qu'une vague impression aussitôt effacée que reçue. La mémoire des dates ne concorde pas toujours avec la mémoire des faits. La mémoire des figures esl, pour quelques personnes, pour moi entre autres, une mémoiiMî toute spéciale, et (|ui constitue un véritable tourment. In visage entrevu une fois, pnr hasard, dans une visite, dans un voyage, et LA MÉMOIRE r35: revu quatre ou cinq mois plus tard, me frappe; comme un visage connu, avec mille points d'in-- terrogation et mille scrupules : « Où donc ai-je vu cette figure -là? Appartient-elle à quelqu'un avec qui je suis en relation? Dois-je saluer? » Hé bien, en même temps, le croirait-on? je suis ab- solument dépourvu de la mémoire des lieux. Je ne reconnais pas un endroit que j'ai vu vingt fois. Je me perds, au retour, dans un chemin que j'ai parcouru une heure auparavant. La mémoire littéraire elle-même se fragmente en plusieurs compartiments. Tel >écolier apprend plus vite les vers que la prose, tel autre retiendra plus facilement un morceau d'éloquence qu'une narration. Ol', la réllcKion et mon expérience personnelle m'ont convaincu qu'il y avait là un indice psycliologique très précieux. N'y aurait-il pas lieu, de penser, en effet, que notre faculté mnémonique correspond à nos facultés créatrices, qu'il y a un rapport, une proportion chez chacun de nous, entre d'une part se souvenir, et de l'au- tre imaginer, concevoir, sentir? Notre mémoire ou nos mémoires ne ressembleraient-elles pas aux protubérances du docteur Gall? Ne sont-elles l3G LA LECTURE EN ACTION. pas des signes révélateurs de nos goûts, de nos aptitudes, de notre vocation? Je livre cette observation aux parents et aux instituteurs. Si ce fait est vrai, comme je le crois, quel puissant auxiliaire dans l'éducation ! Con- stater ce qu'un enfant est propre à apprendre, ce serait presque deviner ce qu'il sera propre à faire. Un dernier conseil. Savez-vous ce que c'est qu'une mémoire bien garnie? une bibliothèque portative. Nos livres peuvent se trouver loin de nous, la mémoire supplée à leur absence. Un ré- pertoire de morceaux bien sus forme une antho- logie d'autant plus précieuse qu'elle est notre ouvrage. C'est nous, c'est notre goût, ce sont nos prédilections, qui ont été récoltant de tous côtés la fleur des meilleurs écrits pour en faire moisson, et l'engranger dans notre tête. Composez-vous un pareil trésor, il vous suivra partout et vous ser- vira à tout. J'en parle par exi)érience. La nuit, suis-je pris d'insomnie? Je me récite des vers, et le sommeil vient. Le jour, suis-je condamné ù quelque ennuyeuse attente? Je me récite des vers et le l('iii|)s passe;. \'a\ chemin de fer, suis-je en- gagé dans (juehjue long parcours? Je me récite LA MÉMOIRE. I 3'/ des vers, et la route s'abrège. L'hiver, suis-je retenu à la chambre par quelque indisposition qui ne me permet pas de lire? Je me récite des vers, et j'oublie mon mal. Combien de fois m'est-il arrivé, dans les mon- tagnes, en face de quelque paysage grandiose, de doubler pour moi le plaisir de ce spectacle, en me récitant tout haut des vers de Lamartine ou de Victor Hugo. Il me semble que je mets de la musique sur un beau poème! Enlin, je me rappelle qu'il y a quelque cinquante ans, voya- geant en Suisse avec un de mes parents, je fus présenté par lui dans une grave famille de Ge- nève ; la perspective d'une soirée de trois ou quatre heures passées dans cette austère maison, paraissait un peu dure à mes vingt-deux ans. Le hasard de la conversation nous ayant amenés à parler des douleurs de l'exil, je citai, comme exemple, les délicieux vers composés par André Ghénier pendant son séjour à Londres. On me demanda si je les savais. Je répondis que oui, et, sur la prière qui me fut faite, je me mis à les dire: Sans parents, sans amis, et sans citoyens, Oublié sur la terre, et loin de tous les miens, 8. l38 LA LECTURE EN ACTION. Par Jes vagues jeté sur cette île farouche, Le doux nom de la France est souvent sur ma bouche- Auprès d'un foyer noir, seul, je me plains du sort; Je compte les moments, je souhaite la mort-, Et pas un seul ami dont la voix m'encourage, Qui près de moi s'asseye, et voyant mon visage Se baigner de mes pleurs et tomber sur mon sein, Me dise : Qu'as-tu donc? et me prenne la main. Ils sont vraiment exquis, ces dix vers! Mais ce n'est que dix vers! Hé bien, à peine le dernier mot prononcé, c'en était fait, la glace était rom- pue! Les physionomies étaient changées! les cœurs étaient ouverts. On me demanda de dire d'autres morceaux. J'y consentis de grand cœur, et bientôt le salon se remplit d'hôtes non invités, et mieux reçus pourtant que tous les autres : La Fontaine^ Bèranger^ Victor Hugo; et la soirée s'a- cheva aux accents de toutes ces voix divines, et quand nous nous séparâmes, à minuit, toute la famille nous dit : à demain! J'étais entré chez eux comme un étranger, je sortis leur ami ! A qui le devais-je? A la mémoire et à la récitation. RACINE. SHAKESPEARE. ï SQ CHAPITRE XII RACINE — SHAKESPEARE Racine a été un jour grand comme Shakespeare, en restant grand comme Racine. La scène de Nar- cisse "et de Néron égale et rappelle la scène d'Yago et d'Othello. La situation est la même. Narcisse veut faire de Néron un empoisonneur ; Yago veut faire d'Othello un assassin. Le meurtre d'une femme, le meurtre d'un frère, voilà où les deux tentateurs traînent deux âmes non encore souil- lées, à travers mille péripéties de lutte, comme on traîne un coupable à l'échafaud. Jamais n'a été peint d'une manière plus grandiose, l'éternel et terrible combat du génie du bien et du génie du mal. Chacun de ces deux grands hommes y porte sa forme de talent ; Shakespeare y reproduit, très- 140 LA LECTURE EN ACTION. saillement à tressaillement, cri à cri, toutes les tortures d'un cœur déchiré par le soupçon ; c'est une étude pathologique, et faite sur nature. Ra- cine à la nature ajoute l'art français. Shakespeare développe, Racine condense; Shakespeare épand la vérité à grands flots, Racine la cristallise. L'avouerai-je? s'il fallait choisir entre les deux scènes, je donnerais la préférence à celle de Racine. Yago ne s'attaque qu'à un seul sentiment, la jalousie; Narcisse met toutes les passions hu- maines en jeu, pour atteindre son but. 11 n'y arrive qu'après avoir ruiné en Néron tous les bons instincts et exaspéré tous les mauvais; il ne triomphe qu'après avoir été vaincu ({uatre fois. Cette bataille est une succession de batailles, où se dé])loiLMit toutes les ressources de la stratégie du mal. Etudions ce chef-d'œuvre, et si nous a\)- prenons à le comprendre et à le rendre, môme imparfaitement, notre peine aura bien sa récom- pense. Le début est sinistre. Néron est tombé sur un siège, vaincu i)ar les prières de lîurrhus, et l'âme encore toute troublée de sa promesse de clémence; il a juré d'épargner Hritannicus. Narcisse arrive par derrière, s'ai)proche à pas RACINE. — SHAKESPI- ARE. I4I assoupis, et glisse dans l'oreille de l'empereur ces terribles paroles : Seigneur, j'ai tout prévu pour une nriort si juste. Le poison est tout prêt. La fameuse Locuste A redoublé pour moi ses soins officieux; Elle a fait expirer un esclave à mes yeux, Et le fer est moins prompt à trancher une vie, Que le nouveau poison que sa main me confie. Quelle sûreté d'exécution dans cet organisateur de meurtre ! Comme tout est préparé! Du premier mot, il lève les scrupules de Néron ; Pour une mort si juste. Du second, il lève ses craintes ; le coup est cer- tain, ce sera un coup de foudre. Ces six vers veu- lent être dits à voix basse, et lentement, mais avec une grande fermeté d'articulation; l'accent doit être net et tranché, comme un arrêt. La ter- reur tragique naît en partie du mélange de cette faiblesse de son et de cette force de ton. Appuyez sur le mot : si juste; c'est le mot de valeur. Peut- être y aurait-il lieu de faire sentir le contraste entre la cynique élégance de ce vers : I4'2 T-A lecture: EN ACTION. A redoublé pour moi Ses -soins officieux; et la naïve cruauté du suivant : Elle a fait expirer lin esclave à mes yeiix, mais c'est une afl'aire de tempérament de lecteur ; je ne vous conseille pas cet effet, 'je vous l'indi- que; seulement à l'avant-dernier vers, marquez fortement le mot prompt, pour peindre la rapi- dité foudroyante de la mort. Narcisse est sous le coup de ce qu'il vient de voir, et c'est avec un sentiment d'admiration qu'il dit le dernier vers : Que ce nouveau poison que sa main me confie. Il ptirle de ce poison en gourmet. '^^^' ^ KÉiioN {froidement^ avec ttn calme voulu). Narcisse, c'est assez; je reconnais ce soin, Et ne souliaite pas que vous alliez plus loin. NARCISSE (s'cxclumant avec stupéfaction). Quoi !... l'tiur l'.ritauicus votre haine affaiblie Me défend... m:h(>.\ [toujours froidement). Oui. ^a^cisse, or. noiïs réconcilie RACINE. — SHAKESPEARE. I43 Voilà tout ce savant édifice de meurtre ren- versé ! Que s'est-il donc passé? Narcisse se tait un moment et se recueille. Gomment entamera- t-il le combat? Par où attaquera-t-il le cœur de Néron ? Il va d'abord à un des sentiments les plus violents, la peur, à un des points les plus sensi- bles, l'intérêt : NARCISSE. Je me garderai bien de vous en détourner, Seigneur ! Mais il s'est vu tantôt emprisonner : Cette offense en son cœur sera longtemps nouvelle. 11 n'est point de secrets que le temps ne révèle ; Il saura que ma main devait lui présenter Un poison que votre ordre avait fait apprêter. Les dieux de ce dessein puissent-ils le distraire! Mais peut-être il fera ce que vous n'osez faire. Remarquez comme il marche avec précaution... 11 ne sait pas encore bien où en est le cœur de Néron. Il n'incrimine pas directement Britannicus. Ses accusations ne sont que des insinuations, des soupçons. Il lâte le terrain : tout ce couplet doit être dit lentement, en suivant par la pensée l'effet de chaque phrase, sur le visage de l'empereur. Trois mots seuls doivent se détacher en vif re- 144 ^ "^ LECTURE EN ACTION. lief... Il saura... Par voire ordre... Il fera... Toute la force de ces menaçantes prédictions est con- densée dans ces trois mots. NÉRON {toujours avec une froideur contenue). On répond de son cœur, et je vaincrai le mien, La première attaque a manqué. Il faut frapper ailleurs. La peur n'a pas répondu, Narcisse s'a- dresse à l'amour : NARCISSE. Et Thymen de Junie en est-il le lien? Lui faites- vous encore, Seigneur, ce sacrifice? En changeant de batteries, il change de ton. Il mêle l'ironie à la gravité. Ayant deviné sans doute à la brièveté même des réponses impériales, que l'empereur n'était pas aussi résolu qu'il veut le paraître, Narcisse pense qu'un peu de sarcasme lui sera pardonné, et que cette petite goutte de corrosif mêlée au poison de la jalousie, en aug- mentera lïvpre cuisson : NÉnoN {avec un peu moins de ('(dtnr^ nmis avec foui auttint do résolution). (Vcst prendre trop (!<• soin; (luoi (jiril (mi soit, Narcisse, Je ne le compte plus parmi mes ennemis. RACINK. SHAKESPEARE. I4? Narcisse est battu sur l'amour, comme sur l'in- térêt personnel. Pas plus de succès avec la ja- lousie qu'avec la peur. A un autre moyen ! 11 s'a- dresse alors à une petite passion plus puissante qu'aucune autre sur les petites âmes, la vanité ; et, pour la troisième fois, la forme de l'attaque change comme le fond. L'ironie devient plus amère, le reproche plus direct; son audace d'as- siégeant fait un pas de plus : Agrippine, Seigneur, se l'était bien promis. Elle a repris sur vous son souverain empire. Oh! cette fois, il a touché juste, la vanité crie : NÉRON. Quoi donc? Qu'a-t-cUc dit? Et que voulez-vous dire? Narcisse se garde bien de répondre tout de suite. Il veut d'abord élargir la blessure; ajouter une dose de sarcasme pour l'envenimer! Elle s'en est vantée assez publiquement. NÉRON {avec colère). De quoi? 14^3 LA LECTURE ENACTION. NAPxCissE [froidement et nonchalamment). Qirelle n'avait qu'à vous voir un momenl. Qu'à tout ce grand éclat, à ce courroux funeste, On verrait succéder un silence modeste; Que vous même à la paix souscririez le premier; Heureux que sa bonté daignât tout oublier. Pas un des mots prôtés à Agrippine, qui ne soit une injure pour son lils! Ce grand èclat^ ce silence modeste, ce daignât tout oublier^ sont autant d'âpres morsures pour l'amour-propre de Néron. Aussi, écoutez sa réponse : Mais, Narcisse, dis-moi, que veux-lu que je fasse? Celte reprise de tutoiement est un trait de gé- nie. II dit tout. L'ailaire est renouée; les voilà redevenus complices. La bête fauve se réveille et rugit : Ji; n"ai fjue trop de pente à punir ■>nu audace, Kt si j»,' m'en croyais, ce trioiuplie iiuliscret Serait liientôt suivi d'un rfcriud rcj^i'cl ! Oe jirernier ('lan de fureur ne dure jias. Le cfrur de Néron a éh' trop éliranlé par les paroles deliurriius... chianlé comme il peutrèlre, ébranlé non d'un r< mords vi'TiL'd)l('... il n'y a pas dans RACINE. — SHAKESPEARE. 147 toute cette scène un cri, un mot d'amour ou de regret fraternel... Mais l'idée du blâme public l'arrête; la dernière vertu du coupable est sou- vent la crainte de l'opinion. Mais de tout l'univers, quel sera le langage? Sur les pas des tyrans veux-tu que je m'engage? Et que Rome, effaçant tant de titres d'honneur, Me laisse pour seul nom celui d'empoisonneur. Ils mettront ma vengeance au nom des parricides Ce dernier vers est sublime de naïveté scélé- rate. Si j'assassine mon frère, ils m'appelleront assassin. A cette nouvelle résistance de la part de Né- ron, nouvelle attaque de la part de Narcisse. Il la divise en deux parties. Dans la première, il culbute les scrupules de Néron ; dans la seconde, il les mine, il les sape : Et prenez-vous, Seigneur, leurs caprices pour guides? Avez-vous prétendu qu'ils se tairont toujours? Est-ce à vous de prêter l'oreille à leurs discours? De vos propres désirs pcrdrez-vous la mémoire ? Etserez-vous le seul que vous n'oserez croire? Puis soudain, après cette apologie de la passion et de ses droits, il s'en prend à la conscience pu- 148 I-A LECTURE EN ACTION. blique elle-même! Il la nie ! Il déshonore l'hu- manité aux yeux de Néron, pour l'amener à se déshonorer lui-même 1 Jamais courtisan n'a cor- rompu plus profondément un souverain, en lui prêchant avec une ironie cynique, le mépris des hommes : Mais, Seigneur, les Romains ne vous sont pas connus. Non, non, dans leurs discours ils sont plus retenus. Tant de précaution affaiblit votre règne : Ils croiront, en effet, mériter qu'on les craigne. Au joug, depuis longtemps, ils se sont façonnés-, ils adorent la main qui les tient enchaînés. Vous les verrez toujours ardents à vous complaire : Leur prompte servitude a fatigué Tibère. Moi-même, revêtu d'un pouvoir emprunté, Que je reçus de Claude avec la liberté, .rai cent fois, dans le cours de ma gloire passée, Tenté leur patience et ne l'ai point lassée! hun empoisonnement vous craignez la noirceur? l'aites périr le frère, abandonnez la sœur; Home, sur ses autels j)r(»diguaMt les victimes, Fussent-ils innocents, leur trouvera des crimes. Vous verrez mettre au rang des jours infortunés Cleux où jadis la sœur cL le frère sont nés! Sliakespuare n'a ni dans îlichard llf^ ni dans YdfjOy étale plus cnergi(iuement le cynisme insolent des grands corniplciirs. Aussi, semhle-t-il (|ue RACINE. — SHAKESPEARE. ' i^) pour le coup, la luUe est Unie! Tous les obsLacles qui séparent Néron du parricide sont renversés! Non! 11 en reste encore un, un seul! Mais plus fort que les autres, car il est vivant, Burrlius! Rien ne sauve ou ne perd plus sûrement un homme, qu'un homme. Narcisse, encore un coup, je ne puis l'entreprendre. J'ai promis à Burrhus, il a fallu me rendre : Je ne veux point encore, en lui manquant de foi, Donner à sa vertu des armes contre moi. J'oppose à ses raisons un courage inutile, Je ne l'écoute point avec un cœur tranquille. Remarquez ce dernier vers. Racine y a mis cet art qui lui est propre, d'augmenter l'impres- sion en atténuant l'expression. Supposez qu'il eût écrit : Je ne l'écoute point sans un trouble profond. Le terme aurait été plus fort; l'effet eût été plus faible. Ce cœur qui n'est pas tranquille vous représente quelque chose de mystérieux, d'indé- lini, qui ajoute à l'émotion. C'est le mot tranquille qui exprime l'agitation... et c'est cette agitation qu'il faut rendre par le son, comme Racine par le I DO LA LECTURE EN ACTION. mot. Yoilà donc le nouvel adversaire qui s'offre à Narcisse. Ce n'est plus l'univers, et ce vague per- sonnage qu'on appelle la foule... C'est le seul être que Néron ait aimé, car il n'a jamais aimé sa mère... Il en avait peur. Mon génie étonné tremble devant le sien. Mais il croyait en Burrhus; il aimait en Burrhus ce qui lui restait encore de bon à lui-même; c'est par Burrhus qu'il tenait encore à un des senti- ments les plus saints de l'âme humaine, le res- pect pour la vertu. 11 s'agit donc de ruiner Bur- rhus dans l'esprit de Néron, comment? En le calomniant? en le ridiculisant? Non, en faisant ridiculiser Néron par lui! Là est le trait de génie de Racine. On se rappelle le mot de Néron en mourant : Qualis arlifex pereo! Quel artiste meurt en moi! Ainsi son dernier regret n'est pas pour la vie qu'il pord, pour le pouvoir qu'il (juitte, pour les j)laisirs (\u\ le fuient, i)our ses ven- geances (jui lui échappent, non, c'est pour son talent de chanteur! Néron est un ténor cou- ronné. C'est donc le ténor (jue Narcisse va exas- pérer! C'est dans sa vanité de ténor qu'il va le RACINE. — SHAKESPEARE. l^l frapper! Pour le dégoûter de Burrhus, il va lui montrer JUirrhus se moquant de ses prétentions de ténor. Citons cette étonnante tirade. Burrhus ne pense pas, Seigneur, tout ce qu'il dit. Ayez bien soin de vous arrêter sur ce nom et après ce nom de Burrhus 1 Prononcez-le avec tout e que vous pourrez trouver dans votre voix d'ironie voilée et contenue. PiUrrhus ne pense pas. Seigneur, tout ce qu'il dit. Son adroite vertu ménage son crédit. Ou plutôt ils n'ont tous qu'une môme pensée. Ils verraient par ce coup leur puissance abaissée! Vous seriez libre, alors. Seigneur, et devant vous. Ces maîtres orgueilleux fléchiraient comme nous. Igporez-vous, Seigneur, tout ce qu'ils osent dire? Néron, s'ils en sont crus, n'est [«oint né pour rempire. Il ne dit, il ne fait que ce qu'on lui prescrit. Burrhus conduit son cœur, Sénèque son esprit. Pour unique talent, pour vertu singulière, 11 excelle à conduire un char dans la carrière, A disputer des prix indignes de ses mains, A se donner lui-même en spectacle aux lîomains, A venir prodiguer sa voix sur un théâtre, A réciter des vers qu'il veut qu'on idolâtre, i:''^ LA LECTURE EN ACTION. Tandis (|Lie îles soldats, de moments en moments, Vont arracher pour lui des applaudissements. Ah ! ne voulez-vous pas les forcer à se taire? NÉRON. Viens, Narcisse! Allons voir ce que nous devons faire. Ainsi se termine cette sublime scène de tenta- tion! Talma se proposait, dit-on, de jouer Narcisse. Il y eût été admirable, il en aurait fait l'Yago français. Selon moi, le tort de quelques artistes distingués que j'ai vus dans ce personnage, c'est d'aborder Néron comme s'ils avaient un plan tout fait, ayant l'air d'avoir prévu les objections et préparé les réponses. C'est enlever à cette scène son caractère de lutte, c'est la dire plutôt que la jouer. Talma l'eût jouée et dite. J'ai souvent es- sayé de me figurer, à l'aide de mes souvenirs, la manière dont il aurait représenté ce scélérat. Je crois entendre ces accents de familiarité amère (jiii le rendaient si terrible dans le Richard III de Leinercier. Je m'imagine que dans les dix derniers vers il aurait reproduit les intonations mômes de ces courtisans moqueurs, (|u'il aurait enfoncé dans l'oreille de Néron leurs accents sarcastiqucs RACINE. — SHAKESPEARE. l53 avec leurs sarcasmes; je crois qu'il aurait osé rire ce vers : Vont arracher pour lui des applaudissements, pour rebondir avec explosion sur le dernier trait: Ah! ne voulez-vous pas les forcer à se taire? et le jeter comme un cri d'indignation et de fureur! Il est bien téméraire de dire : Talma aurait fait cela. Mais, que je me trompe ou non, ce grand nom invoqué couronne bien cette belle scène et double le courage pour l'interpréter. l54 LA LECTURE EN ACTION. CHAPITRE XIII SERVICE RENDU PAR LA LECTURE A UN GRAND ROI Le vrai titre de gloire de Louis XIV, c'est son amour pour les lettres. Quand quelqu'un lui re- proche son goût de conquêtes, son luxe insensé, la légitimation du duc de Maine et de ses frères, la révocation de Tédit de Nantes, etc., un autre quelqu'un répond: Oui! mais il a aimé Molière, Racine et Corneille; qu'il lui soit beaucoup par- donné! Or Louis XIV avait reçu, enfant et jeune homme, une éducation déplorable. Oui éleva son esprit? qui lui inspira le goût des belles choses? La lecture des grands ])oètes, faite par Marie Mancini. II l'aimait, il voulait l'épouser. Venue de Home à l'âge de rjuinze ans, avec l'ima- gination et la mémoire toutes |)lei?ies des plus SERVICE RENDU PAR LA LECTURE. 1 55 beaux vers italiens, elle se prit de passion pour la poésie française et faisait la lecture, dans le petit cercle de la reine, des tragédies les plus ad- mirées. Sa voix vibrante, émue, et jusqu'à son accent italien, donnaient à sa diction un charme étrange. C'est là que Louis XTV fit son éducation litté- raire; c'est là qu'il apprit à goûter, à admirer, à lire et à dire lui-même tout haut les chefs-d'œuvre de notre poésie. Son âme s'en ressentit, et M'i« de Montpensier fait la remarque, dans ses iMémoirei«-, que c'est de ce moment que date, chez Louis XIV, ce goût pour les œuvres nobles qui ne l'a jamais quitté ; on peut donc dire de lui qu'il fut dans une certaine mesure l'élève de la lecture à haute voix. Sans doute la lectrice fut pour quelque chose dans le succès de la lecture; raison de plus pour les jeunes filles de cultiver un art qui leur permettra de produire dans les âmes de si nobles mouve- ments. Ce qui est vrai pour Louis XIV, l'est aussi pour les hommes les plus obscurs ; ce qui est vrai pour les fiancés, l'est également pour les frères, pour les pères, pour les maris; et ainsi la lecture, sous la forme ds la jeune fille, s'assied au foyer I 56 LA LECTURE EN ACTION. domestique, non seulement comme consolatrice, mais comme guide, je dirai presque comme édu- catrice. Relisez la page charmante que Stahl a écrite dans la Morale familière, sous le titre : La lecture dans la famille. DES OPPOSITIONS DANS LA DICTION. ID7 CPIAPITRE XIV DES OPPOSITIONS DANS LA DICTION Les oppositions dans la diction représentent les antithèses dans le style. Il y a, pour le lecteur, un art de mettre en contraste deux intonations, comme pour le poète, deux pensées, afin de les faire valoir l'une l'autre en les choquant, pour ainsi dire, l'une contre l'autre. C'est comme un cliquetis de lames d'épée, d'où jaillit la lumière. Corneille est plein de ces chocs électriques: qu'on se rappelle ces deux vers : HORACE. Albe vous a choisi, je ne vous connais plus. CURIACE. Je vous connais encore, et c'est ce qui me tue. l58 LA LECTURE EN ACTION, Et dans Polyeucie : PAULINE. C'est peu de me quitter, tu veux donc me séduire ! l'OLVEUCTE. C'est peu d'aller au ciel, je veux vous y conduire. PAULINE. Imaginations! POLYEUCTE. Célestes vérités! PAULINE. Étrange aveuglement! POLYEUCTE. Éternelles clartés! Je pourrais multiplier à l'infini ces exemples de répliques qui ressemblent à des ripostes. Ils abon- dent môme dans Molière. La scène d'Alceste et d'Oronte en offre de cliarmants : — Croyez-vous donc avoir tant d'cspiiL eu partage! — Si je louais vos vers j'en aurais davant;ige. — Je me passerai bien que vous les apj)rouviez. — Il faut iiicn, s'il vous plaît, (pie vous vous en passiez. Un coiiroit sans i)eine (jucllcs ressources ollrent au (liseur de telles oppositions. Au tliéâlro, l'ellet DES OPPOSITIONS DANS LA DICIIOX. 1 69 est facile parce que ces deux pensées diiïérentes se trouvent dans deux bouches diflérentes, mais le lecteur figure à lui seul les deux personnages. 11 lui faut donc avoir, pour ainsi dire, deux voix. Travail malaisé, mais fécond! L'étude de ces con- trastes exige et enseigne une souplesse d'or- gane, une variété d'intentions et d'intonations qui ajoutent au débit une force et une grâce singu- lières. Les professeurs de chant, pour assouplir le gosier de leurs élèves, leur donnent à faire ce qu'on appelle des exercices d'agilité. He sont des morceaux préparés exprès, où se trouvent réunis, dans un ordre méthodique, des groupes de trilles, d'arpèges, de gammes, qui ont pour objet d'ha- bituer l'instrument à toutes les difficultés vocales. Hé bien, voici deux petits chefs-d'œuvre, qui sont pour le lecteur deux excellents exercices dans l'art des oppositions. Le premier morceau est le couplet d'Éliante dans le Misanthrope. La i)âlo est au jasmin en blancheur comparable, La noire à faire peur une brune adorable, l6o LA Ll-CTURE EN ACTION. La maigre a de la taille et de la liberté, La grasse est dans son port pleine de majesté; La malpropre, sur soi de peu d'attraits chargée, Est mise sous le nom de beauté négligée; La géante paraît une déesse aux yeux, La naine, un abrégé des merveilles des cieux, L'orgueilleuse a le cœur digne d'une couronne, La fourbe a de l'esprit; la sotte est toute bonne ; La trop grande parleuse est d'agréable humeur, Et la muette garde une honnête pudeur. Quelle leçon de contrastes qu'un tel morceau ! comme il vous force à sauter subitement d'un ton à un autre ! Toutes ces figures, la maigre^ la grasse^ la blanche, la noire, ne font que passer devant VOUS; il faut les saisir au passage, les peindre avec un son, comme le poète les dessine avec un trait; et tous ces sons doivent être variés comme ces figures : il faut trouver un timbre pour cha- cune d'elles. Le second exercice que j'ai à vous proposer est peut-être plus difficile encore et plus approprié à son oljjet. Victor Hugo, le jour du mariage de sa fille, lui adressa deux slroplios, de (lualro vers chacune, (|ui sont un bijou |)oétiquç. Ces huit vers sont formés (hi huit antithèses, mais ces anti- DES OPPOSITIONS DANS LA DICTION. l6l thèses étant des traits de cœur au lieu d'être, comme d'habitude, des traits d'esprit, l'art le plus ingénieux arrive ici à produire l'effet le plus tou- ohant. Voici ces deux strophes : Aime celui qui t'aime et sois heureuse en hii, Enfant, sois son trésor comme tu fus le nôtre, Va, mon enfant aimé, d'une famille à l'autre, Emporte le bonheur et laisse-nous l'ennui. Ici Ton le retient, là-bas on te désire; Fille, épouse, ange, enfant, fais ton double devoir; Donne-nous un regret, donne-leur un espoir, Sors avec une larme, entre avec un sourire. Sentez-vous la différence de ce second morceau et du premier? Dans le premier, il n'y a que des contrastes, ici ce sont de véritables antithèses; les oppositions y sont beaucoup plus marquées par le poète, et pourtant le lecteur doit les mar- quer beaucoup moins. Pourquoi? Parce que s'il fait trop sentir la mise en regard de ces mots, regret et espoir, retient et désire^ larme et sourire, il donnera l'apparence d'un jeu d'esprit d'artiste à cette effusion d'un père ; ayez bien soin de noyer, pour ainsi dire, dans une demi-ombre, les lignes Ib2 LA LECTURE EN ACTION. trop anguleuses de ces oppositions, de façon à leur laisser leur valeur de contraste, mais en leur étant le caractère d'antithèse, et qu'ainsi, ce morceau délicieux, s'écoule de vos lèvres ainsi qu'un pur flot de source, allant droit au cœur comme il en est venu. PETITS CONSEILS PRATIQUES. l63 CHAPITRE XV PETITS CONSEILS PRATIQUES A l'usage des personnes QUI LISENT EN PUBLIC Ne tenez jamais votre manuscrit devant votre bouche en lisant. Cela intercepte le son, et vous vous trouvez parler à votre papier qui sait ce que vous dites, au lieu de parler au public, qui ne le sait pas. Si vous lisez sur feuillets, numérotez-les avec soin et assurez-vous, avant de commencer, qu'ils sont bien en ordre. Si votre manuscrit est un peu gros, ne le prenez pas tout entier dans votre main, (juelques feuillets pourraient vous échapper. Po- sez-le à votre droite, sur la table devant laquelle vous êtes assis, prenez à peu près dix pat^^es par dix pages, et à mesure qu'une page est lue, déposez-la à votre gauche. 1G4 I^A Lr^CTURE EN ACTION. Cornez toujours vos pages. Kien de plus irritant dans une lecture publique, qu'un malheureux lecteur qui se travaille à séparer ses feuillets l'un de l'autre, et qui en arriveparfois (dure extrémité) à appeler sa langue à son aide, et à mouiller son pouce pour faire tourner sa page. Alternez les cornes de vos feuillets ; je veux dire mettez-les alternativement en bas et en haut; autrement, elles peuvent entrer l'une dans l'autre, et votre embarras recommence. Si vos yeux affaiblis ne lisent qu'avec peine, mettez bravement des lunettes; pas de binocle 1 le binocle n'est jamais droit; il roule, il glisse, c'est un mauvais cavalier qu'il faut toujours re- mettre en selle; tandis que les lunettes sont de braves serviteurs, sûrs et solides : la seule coquetterie du lecteur doit être de bien lire. Ne buvez jamais au milieu d'une phrase. Vous coupez net tout effet. Commencez toujours lente- ment. Une salle ne devient pas vibrante tout de suite. Au théâtre, les j)remi^3ies phrases dites par l'acteur nous échappent pres(iU'3 toujours. Il semble (jue l'atmosphère ait i)csoin d'être échauf- fée, et les ondes sonores mises en mouvement PETITS CONSEILS PRATIQUES. l65 depuis quelque temps, pour porter les paroles jusqu'à l'oreille de l'auditeur. Commencez toujours sur un ton un peu bas, surtout si l'on fait du bruit dans la salle ; le ton bas commande le silence, on se tait pour pouvoir entendre. Si vous vous sentez fatigué, arrêlez-voiis un moment, appuyez votre dos sur le dossier de votre chaise ; et reprenez à voix moins haute. Les cordes hautes étant les plus délicates, la fatigue vient presque toujours de ce qu'on a parlé sur ces cordes-là. Si vous avez un morceau long et ennuyeux à lire, tel qu'un document, un papier d'affaires, etc., gardez-vous de le lire trop vite pour le raccourcir, vous l'allongeriez. La préci- pitation du débit, avertit l'auditeur delà longueur du morceau, et de plus, accroît la fatigue du lecteur. Lisez posément, correctement, avec la voix du médium, profilez de cette occasion pour appliquer toutes les règles techniques de la diction, et donnez ainsi à cette lecture son seul et vrai mérite, la clarlé. l6G LA LECTURE EN ACTION. CHAPITRE XVI DEUX SCENES SŒURS Il y a dans Corneille et dans Racine deux scènes sœurs et également admirables. Toutes deux sont à deux personnages ; toutes deux ont pour prin- cipal interlocuteur un souverain, empereur dans l'une, impératrice dans l'autre; toutes deux por- tent sur le même sujet, suivent la même marche et tendent au même but. Dans Corneille, c'est Au- guste et Cinna (jui sont en présence; dans liacine, c'est Agrippine et Néron. Uue veut Auguste ? Ecra- ser Cinna sous la preuve de son ingratitude et de sa trahison. Que veut Agrippine ? Accabler Néron sous la monstruosité de son ingrat oubli. (Juefait Auguste? Il énumère un à un tous les bienfaits dont il a comblé Cinna, et termine lout à couj) DEUX SCKNES SŒURS. I 67 cette longue récapitulation par ce seul vers ter- rible, qui éclate comme un coup de tonnerre. Cinna, tu t'cMi souviens... et veux m'assassiner. Que fait Agrippine ? Elle récapitule plus longue- ment encore tout ce que lui doit Néron, tout ce qu'elle a fait pour xNéron, tout ce qu'elle a sup- porté pour Néron, elle y ajoute tout ce qu'elle a souffert par Néron, et conclut ce double récit par cette brusque et amère apostrophe qu'elle lui lance au visage : Et lorsque, convaincu de tant de perfidies, Vous ne deviez me voir que pour les expier. C'est vous qui m'ordonnez de me justifier! On le voit, c'est le même objet et le mêmedénoue- ment. J'ajoute, c'est le même art démise en scène. Cet empereur et cette impératrice sont deux grands comédiens. Ils préparent leurs effets: cette scène de vengeance est ce qu'on appelle au théâtre une scène filée ; tout y est calcul et préméditation. En vain arrivent-ils tous deux outrés d'indignation et de colère, la violence de leur ressentiment leur donne la force de le dissimuler, et cette dissimula- l68 LA LECTURE EN ACTION. tion est encore de la vengeance. Auguste savoure l'inquiétude, la surprise, la crainte, la confusion de Cinna ; Agrippine se repaît de l'irritation, du malaise de Néron. Tous deux tiennent longtemps le coup suspendu pour qu'il frappe plus sûrement et plus à fond. Qui ne sait par cœur ce début de la scène d'Auguste : Prends un siège, Cinna, prends; et sur toute chose Observe exactement la loi que je t'impose-, Prête, sans me troubler, l'oreille à mon discours, D'aucun mot, d'aucun cri n'en interromps le cours, Tiens la langue captive; et si ce long silence A ton émotion fait trop de violence. Tu pourras me répondre après, tout à loisir; Jusque-là, seulement, contente mon désir 1 Comme la scène est bien posée ! Comme Ton sent que quelque terrible tempête couve sous cette apparente tranciuillité! i^eetlioven a rendu cette im- pression d'une façon admirable, dans le linale de la symplionie pastorale. Avant l'orage, grondent dans l'orcliestre des accords sourds, des notes étoulfécs 011 se })eint C(;ttc sorte de stupeur, de si- lence qui p(îse sur la campagii avant l'explosion DEUX SCÈNES SŒURS. 1 69 de la tempête ! La nature semble avoir peur î Cor- neille a procédé comme Beethoven. Le début de la scène d'Agrippine et de Néron offre le même caractère de froideur apparente et de calme menteur. Asseyez-vous, Néron, et prenez votre place. On veut sur vos soupçons que je vous satisfasse ; J'ignore de quel crime on a pu me noircir : De tous ceux (jue j'ai faits, je vais vous éclaircir. Frappé de la similitude de ces deux scènes, qui sont toutes deux puisées à la même source (car si Racine a imité Corneille, Corneille s'est inspiré des paroles mêmes d'Auguste rapportées par Sénè- que) ; frappé, dis-jc, de cette ressemblance, je me misa étudier, à lire ces deux scènes concurrem- ment, persuadé que ce double travail d'interpré- tation me ferait faire un pas de plus dans l'intelli- gence intime de ces deux grands génies, en me les montrant aux prises avec le même sujet. Je ne m'étais pas trompé. D'abord, première et importante remarque, j'eus beaucoup plus de peine à apprendre et à dire le récit de Racine que celui de Corneille. Pourquoi? j'en découvris bien vite la 10 lyO LA LECTURE EN ACTION. cause : elle était dans la dillérence des deux styles, des deux procédés d'exécution ; sans doute, je m'é- tais déjà rendu compte de cette différence, mais ja- maisje ne l'avais saisie, sentie, comprise avec cette netteté. C'était comme deux portraits mis en regard et où le caractère de chacun des deux visages se des- sine plus vivement par son contraste avec l'autre. Lisons les vers d'Auguste. Tu vois le jour, Cinna, mais ceux dont tu le liens Furent les ennemis de mon père et les miens! Au milieu de leur camp tu reçus la naissance, l'^t quand après leur mort tu vins en ma puissance. Leur haine enracinée au milieu de ton sein. T'avait mis contre moi les armes à la main. Tu fus mon ennemi même avant que de naître, El tu le fus encor quand lu le pus connaître, r^l rinclination n'a jamais démenti Le sang qui t'avait fait du contraire i)arli. Autant que tu l'as pu, les elfets l'ont suivie.' Je ne me suis ven^è qu'en te donnant la vie. Je te fis prisonnier pour te combler de biens*, Ma cour fut la prison, nws faveurs les liens*. Je le rc.'Sliluai d'aboi'd ton paliiuioine, Je t'enrichis après des dépouilles d'Antoine, VA tu sais que depuis, à chaque occasion, Je suis t()n)l)é pour loi dans la f)r<»rusioii ; Toutes les di;^Miib's (pie lu m'as demandées, Je lo les ai sur l'iieure et sans peine accordées, DEUX se i: NES SŒURS. JJl Enfin, de la façon qu'avec toi j'ai vécu, Les vainqueurs sont jaloux du bonheur du vaincu. Autant de paroles, autant de faits I autant de vers, autant de traits vifs, simples, perçants, qui vont droit comme une flèche au cœur de Ginna. On ne sent là ni artifice, je dirais volontiers ni art; on oublie presque combien ce morceau est beau en sentant combien il est vrai. Il s'imprime de lui-même dans la mémoire, les mots portent avec eux leur intonation ; et on n'a pas plus de peine à le dire qu'à l'apprendre. Voici maintenant les vers d'Agrippine. Elle rap- pelle à Néron, comme Auguste à Ginna, tout ce qu'elle a fait pour lui : Vous régnez ! Vous savez combien votre naissance Entre l'empire et vous avait mis de distance; Les droits de mes aïeux, par Home consacrés, Étaient môme sans moi d'inutiles degrés. Quand de Dritannicus, la mère condamnée, Laissa de Claudius disputer l'hyménée, Parmi tant de beautés qui briguèrent son choix, (Jui de ses affranchis mendièrent les voix, Je souhaitai sa main dans la seule pensée De vous laisser au trùne où. je serais placée. Quel changement ! On se sent dans une autre 172 LA LECTURE EN ACTION, atmosphère poétique. L'élégance des mots, l'har- monie de la phrase, le nombre de la période, exigent autant d'effort de mémoire pour être appris, que d'étude de diction pour être récité. Car il ne s'agit plus de coups de pinceau rapides qu'il faut rendre par une égale vivacité d'accent ; c'est un morceau étudié, caressé, et où l'art du débit doitégc>ler l'art du style. Je poursuis la com- paraison. AUGUSTE Quand le ciel me voulut, en rappelant Mécène, Après tant de faveur montrer un peu de liaine, Je te donnai sa place en ce triste accident. Et te fis après lui mon plus cher confident. Ce matin môme encor, mon âme irrésolue Me pressant de quitter la puissance absolue, De Maxime et de toi j'ai pris les seuls avis, Et ce sont, malgré lui, les tiens que j'ai suivis. Enfin, ce môme jour, je te donne Emilie, Le (ligne objet des vœux de toute l'Italie, Et qu'ont porté si haut mon amour et mes soins, Qu'en te couronnant roi je t'aurais donné moins. Même simplicité! même naturel 1 même gran- deur ! A'oyons ce que dit Agrippinc : Do Claude en môme temps épuisant les richesses, Ma main sous votre nom, répandait ses largesses ^ DEUX SCÈNES SŒURS. IjS Les spectacles, les dons, invincibles appas, Vous attiraient les cœurs du peuple et des soldats, Oui d'ailleurs réveillant leur tendresse première, Favorisaient en vous, Germanicus mon père. Même élégance, même caractère de récit. Là, en effet, est un des principaux contrastes des deux scènes; chacun des bienfaits d'Auguste se résume en un ou deux vers ; chacun des actes d'Agrippine donne lieu à une narration. L'adoption de Néron par Claude, son éducation, la corruption de Tar- mée, les derniers moments de l'empereur, la di- vulgation tardive de sa mort, forment autant de petits ensembles, merveilleux de détails, dont quelques-uns même sont sublimes, comme le morceau : Cependant Claudius penchait vers son dé- clin; mais qui, par leur perfection même, raler- tissentle mouvement général de la scène. On sent le poète, on oublie la mère outragée ; on admire les vers, on oublie l'action. DansGorneille, la colère latente d'Auguste se trahit par la succession préci- pitée des traits ; le lecteur, à chaque vers, se sent emporté vers une explosion finale et cachée. Dans Racine, on a peine, en lisant, à garder le ton d'indignation qui doit gronder sourdement sous 10. 174 LA LECTURE EN ACTION. celte longue énumération ; on a peine à en relier toutes les parties, la colère s'évapore dans le |>ar- cours de ces cent vingt vers. Le parallélisme des deux scènes se poursuit dans la seconde partie. Après l'apologie, l'invective ; après la glorification du bienfait, la mise en accu- sation de l'ingratitude : Tu veux m'assassiner, demain au Capitole, Pendant le sacrifice, et ta main pour signal Me doit au lieu d'encens donner le coup fatal; La moitié de tes gens doit occuper la porte, L'autre moitié te suivre et te prêter main-lbrle, Ai-je de bons avis ou de mauvais soupçons? De tous ces meurtriers te dirai-je les noms? Procule, Glabrion, Virginian, llulile, Marcel, Plante, Lénas, Pomj)one, Albin, Icile, Maxime, qu'après toi j'avais le plus aime; Le reste ne vaut pas l'honneur d'rtii' nonuné, Un tas d'hommes jierdus de dcltcs et du crimes, Que pressent de mes lois les ordres légitimes, Et qui, d(''sespérant de les plus éviter, Si tout n'est renversé, ne sauraient subsister. Comme i*ascal a raison d(3 dire, dans son style hardi, qu'il y a des cas où la vraie éloijuence se moqu'i de rcloqucncel Voici un admirable mor- DEUX SCÈNES SCKURS. lyS ceau poétique qui passe par-dessus la tête de la poésie, les deux plus beaux vers sont peut-être les deux vers de nomenclature! ces dix noms tombent l'un après l'autre sur Cinna comme des coups de massue. Que dire donc des vers sui- vants : Tu te tais maintenant et gardes le silence, Plus par confusion que par obéissance; Quel était ton dessein et que prétendais-tu Après m'avoir, au temple, à tes pieds abattu?] C'est du Démosthène. Voici maintenant du Càcé- ron : AGIUPPINE Du fruit de tant de soins à peine jouissant, En avez-vous six mois paru reconnaissant, Que, lassé d'un respect qui vous gênait peut-être, Vous avez aiïecté de ne plus me connaître. J'ai vu Burrhus, Sénèque, aigrissant vos soupçons, De l'infidélité vo'.'S tracer des leçons, Ravis d'être vaincus dans leur propre science! J'ai vu favoriser de votre confiance, Othon, Sénécion, jeunes voluptueux, Et de tous vos plaisirs flatteurs respectueux \ Et lorsque vos mépris excitant mes murmures, Je vous ai demandé raison de tant d'injures, Seul recours d'un ing^rat qui se voit confondu, 17^ LA T.ECTURE EN ACTION. Par de nouveaux affronts vous m'avez répondu !... Je promets aujourd'hui Junie à votre frère; Ils se flattent tous deux du choix de votre mère : Que faites-vous? Junie, enlevée à la cour, Devient en une nuit l'objet de votre amour; Je vois de votre cœur Octavic effacée, Prête à sortir du lit où je l'avais placée; Je vois Pallas banni, votre frère arrêté. Vous attentez enfin jusqu'à ma liberté, Burrhus ose sur moi })ortcr ses mains hardies!... Je m'arrête, le contraste est saisissant. Le se- cond morceau est peut-être aussi beau que le premier, mais il est autrement beau, donc il doit être autrement dit; et je ne sais pas de travail de diction plus utile que ces deux études faites con- curremment. Autant l'une demande de fermeté, de netteté, de simplicité et de relief; autant l'autre exige d'élégance, de nombre, d'iiarmonie. Ces in- dications générales vous suffiront, si, comme je vous le répète, vous avez soin d'étudier ces deux morceaux ensemble. Non seulement vous touche- rez ainsi (lu doi^t, le ^^Mjnie particulier de chacun de ces deux grands poètes; mais, en vous oiron;anl de lire l'un, vous apprendrez à liic l'autre, par la nécessité de le lire didéremnienl. DEUX SCÈNES SŒURS. I77 Je ne vous le dissimule pas ; la scène de Racine est peut-être le morceau le plus difficile qui existe au théâtre; il faut laisser à l'ensemble son mou- vement, et à chaque partie sa valeur propre; mais quelle gymnastique qu'un tel travail! Vous en sortirez vraiment plus fort! C'est par de telles études que la lecture arrive à mériter le nom d'art. 17^^ LA LECTURE EN ACTION. CHAPITRE XVII UNE CHANSON DE BERANGER Comme les morts vont vite ! Comme les renom- mées s'éteignent rapidement ! Et pour ma part, comme j'ai été souvent tenté de dire, en me rap- pelant le vers du poète : Que j'en ai vu mourir, hélas! d'anciennes gloires! Chateaubriand n'est plus qu'un nom. On ne lit plus Lamennais. Joseph de Maistre est laissé de côté. Casimir Delavigne est dédaigné. Scribe est déchiré. Lamartine lui même pâlit, el, (juant à dé- ranger, il a été tue' le 15 décembre 1857, six mois après sa mort. Tué ?oui, tué. 11 y a là un des faits ks plus GUI inix dd Thistoire littéraire. Il mérite d'être examiné, c.ir il nous ollrc l'occasion de jeter un coupd'd'il sur la nature du talent de Béranger, UNE CHANSON DE BE RANGER. 79 et sur son caractère, tout en apprenant à dire une de ses chansons. Ce ne sera pas une digres- sion, mais un chemin plus sûr pour arriver à notre but. L'étude générale aidera à l'étude particulière. Pour bien lire une page d'un poète, il est bon de connaître le poète tout entier. § 1. Déranger soufl'rait depuis deux ou trois ans de douleurs au cœur. Son vieil ami, Bretonneau, l'il- lustre médecin de Tours, vient à Paris, appelé en partie par la tristesse des dernières lettres du poète : Vous m'ùtes en dormant un peu triste apparu, J'ai craint qu'il ne lut vrai; je suis vite accouru, a dit La Fontaine. lîretonneau arrive, et la pâleur de son ami l'inquiète : « Allons, asseyez-vous là, lui dit-il avec une brusquerie affectée, que je vous ausculte! Qu'est- ce que ces tristesses-là? Encore quelque imagina- tion de poète.» Déranger s'assied sur une chaise; Rretonneau, malgré ses quatre-vingts ans, met un genou en l8o LA LECTURE EN ACTION. terre, applique directement son oreille sur le cœur et écoute. Un témoin de cette scène me l'a souvent racontée. Il regardait avec émotion cet octogénaire agenouillé devant ce septuagénaire, la science de- vant le génie poétique, et suivait sur le visage pen- ché du médecin, l'expression de son sentiment mé- dical, quant tout à coup il voit deux grosses larmes tomber des yeux du docteur et rouler le long de ses joues. C'était l'arrêt. Bretonneau s'essuya furtive- ment les yeux sans que son ami put le voir, se releva en riant et en disant : « Je savais bien que cela ne serait rien! Un peu de digitale, et ce malaise disparaîtra. » Quelques semaines après, lîéranger était mort. Cette mort produisit un effet immense ; ce fut comme un deuil public. Pendant plusieurs mois, des mots de Béranger, des fragments de lettres de Déranger, des conversations de lîérangcr, des traits de bienfaisance de Béranger furent ci'vés partout avec de telles paroles d'admiration qu'oneùtditune apothéose. Sa renommée se trans- formait en gloire; nous voyions un homme entrer dans rimmortalité. Six mois i)lus tai'd, on annonce un recueil posthume du poète. Le manuscrit de ce UNK CHANSON DE DÉRANGER. {8l recueil contenait cinq ou six chansons empreintes d'un républicanisme fort avancé, et qui, comme le Vieux Vagabond ou les Contrebandiers^ confinaient à ce qu'on appelait alors avec terreur le socialisme. L'éditeur, effrayé, consulte quelques amis de l'au- teur, qui, par prudence, lui en conseillent le retran- chement, mais personne ne songe à supprimer huit autres chansons consacrées toutes à la glorification de Napoléon ^^ Le volume paraît. Dès le lendemain déchaînement effroyable dans toute la presse ré- publicaine et libérale. Béranger n'est plus qu'un panégyriste de l'empire. Les admirations s'affai- blissent, les amitiés se taisent, les haines se ré- veillent ; tout le monde l'attaque et personne ne le défend. Ses chansons démocratiques l'auraient dé- fendu, elles ; mais, réduit à ses chants bonapartis- tes, il tomba sous son adoration pour l'oncle, comme Victor Hugo grandit plus tard de toute sa haine contre le neveu. Bientôt l'insuccès de ce dernier recueil rejaillit jusque sur les premiers. Les plumes dévotes et les plumes monarchiques trouvent des alliés inatten- dus et tout-puissants dans des écrivains tels que Renan et Pelletan. Peu à peu on entre dans les 11 l82 LA LECTURE EN ACTION. parties vulnérables de l'œuvre ; on reproche au poète sa conception mesquine de la divinité, sa conception vulgaire de l'amour ; on s'en prend même à son caractère, et on le stigmatise du nom de faux bonhomme. S'il avait décliné le titre d'a- cadémicien, c'était, disait-on, pour se distinguer en refusant une distinction. S'il avait donné en 1848 sa démission de représentant, c'était pour se dérober aux périls d'un envahissement de la Chambre. S'il était dévoué au peuple, c'était pour s'assurer le nom de poète populaire. Je con- viens qu'il y avait un peu de rôle dans l'attitude de Déranger; cet homme si bon manquait un peu de bonhomie, il était un peu trop occupé de l'ad- ministration de sa gloire, peut-être, parce qu'avec sa finesse, il la jugeait excessive; il la soignai! comme on soigne une personne délicate. Mais ces petits travers de détail s'effaçaient devant deux qualités souveraines, inébranlables : une humanité sans bornes, et un amour farouche de l'indépen- dance. Jiéranger n'a jamais refusé à personne ni un secours, ni un conseil, ni une démarciie. Il a plus (l'iiniî fois emj)runté pour prùler, et cet homme qui n'aj amais rien demandé pour hii, a UNE CHANSON DE DÉRANGER. l83 passé sa vie à demander pour les autres. Quanl à son indépendance, elle a dicté toute sa conduite. Il était de la race du loup de La Fontaine ; le cou pelé lui faisait horreur. S'il a fui Assemblée na- tionale et Académie, c'est pour le bout de chaîne qu'il y redoutait. Je conviendrai encore, si l'on veut, qu'il y a quelque égoïsme dans ceux qui, pouvant être quelque chose, s'obstinent à n'être rien ; mais c'est un défaut si peu contagieux ! et il fait si heureusement compensation à la masse des gens qui, n'étant bons à rien, veulent arriver à tout! Quoi qu'il en soit, c'est ainsi que tombè- rent, l'une entraînant l'autre, sa renommée et sa réputation, et de degré en degré, il en arriva au der- nier terme delà décadence, l'oubli de la jeunesse. C'est le grand linceul. Ne vivent et ne survivent que les poètes dont la jeunesse s'éprend ou se souvient. Cet oubli est-il injuste? Je le crois. Est-il sans appel? Je ne le crois pas. Déranger subit en ce mo- ment cette sorte d'éclipsé que traversent certains artistes supérieurs avant d'arriver à leur rayonne- ment défmitif. Trop vantés de leur vivant, trop dé- préciés après leur mort, leur nom semble voué à la lutte ; il faut qu'ils reconquièrent leur gloire 184 . LA LECTURE EN ACTION. après Tavair conquise. C'est l'affaire du temps de les y aider. Quand il a éteint la malveillance comme l'engouement, arrivela postérité avec sa balance ; elle pèse le bon et le mauvais, et le plateau, en descendant, précipite certains noms dans l'oubli, ou, remontant, emporte les autres dans la région de la lumière. Béranger est de ceux qui remonte- ront. Sans doute il ne survivra pas tout entier, bien des parties de son œuvre périront ; sans parler de ces chansons que condamne irrévocablement la délicatesse morale, son talent même a quelque chose de laborieux, de pénible, qui obscurcit et alourdit trop souvent ses chansons. Mais les grands sentiments de l'humanité qui sont la source de toute poésie, la pitié pour ce qui souffre, la sympa- thie pour ce qui est faible, l'amour de la patrie, l'a- mour du peuple, étaient en lui des passions si pro- fondes et si sincères, il avait, en outre, une si forte connaissance de notre langue, il avait un tel culte pour l'art, il savait si bien son métier, enfin comme il le disait spiritucllemeni lui-même, il était un si bon petit poèlCj que certains morceaux partis de sa main dans ses jours d'inspiration lieureuse, vivront et auront leur place au sccund rang, tant qu'on s'oc- UNE CHANSON DE BÉr'aNGER. 1 85 cupera de poésie en France. Un jour dans une pro- menade au bois de Boulogne, il s'arrêta tout à coup au milieu d'une allée, et me dit avec émotion en me prenant la main : «Mon cher ami, mon ambi- tion serait qu'il restâtcent vers de moi. » Il en res- tera davantage. Je compte pour cela sur la lecture à haute voix. ^ 2. On n'a pas assez remarqué quels services immen- ses ont rendus ^t rendront encore les récitations publiques à la poésie et aux poètes. Depuis dix ans, les séances de lecture, les concours de lec- ture, ont donné la vie de la parole à une foule de pièces de vers qui, sans elles, n'auraient vécu que de la vie tranquille et silencieuse de la lettre morte. Qui a popularisé les œuvres de la jeune école? Qui a répété à toutes les oreilles, gravé dans toutes les mémoires, appris à toutes les lè- vres, les chants patriotiques de Paul Déroulède, les poèmes intimes de E. Manuel, les élégies tou- chantes de Goppée ? La lecture à haute voix. Grâce à elle, grâce à cette anthologie parlée et vivante, ces petits poèmes sont devenus des piè- ces de théâtre, ayant leurs affiches, leur scène , l86 LA LECTURE EN ACTION. leurs interprètes, leur public, leurs applaudisse- ments. C'est quelque chose pour le poète que de s'entendre applaudir; il y a là pour lui une ré- compense et une leçon : la leçon du silence à côté de la leçon du bravo. La lecture à haute voix ne se borne pas à faire vivre : elle ressuscite. Les bibliothèques sont des nécropoles ! les volumes sont des tombeaux ! Cinquante ans d'impression équivalent à un ensevelissement. Une fois le poète disparu, une fois son premier éclat de réputation évanoui, une fois ses contemporains morts comme lui, ses œuvres, si elles n'appartiennent pas au groupe des œuvres immortelles, s'enfoncent de plus en plus dans l'oubli et ne sont plus trou- blées dans leur sommeil éternel que par les éru- dits ou les critiques, visiteurs discrets qui exhu- ment mais ne font pas revivre. Heureusement au- jourd'hui le lecteur à haute voix est là. C'est un véritable sauveteur. Tourmenté du besoin de lire toujours du nouveau ])arce que le public lui en demande toujours, il cherche, il furetlc, il i)longe dans le passé, et en rapporte un nom, un frag- ment, une page, perles enfouies dans quehiue ru- gueuse écaille, d'où il les retire, et vu (ail un UNE CHANSON DE BÉRANGER. 187 joyau. Voilà sur quoi je compte pour Béranger. Il est déjà presque assez oublié pour que ce soit le moment de le découvrir. Je le recommande à tous les lecteurs à haute voix. Ils trouveront là une trentaine d'œuvres charmantes, qui seront pour le public autant de surprises, et pour eux autant d'occasions de succès. Béranger se prête et prête beaucoup à la récitation publique. 11 y a du La Fon- taine dans son talent. Les contrastes y abondent; ce sont à tout moment des traits spirituels, des images vives et rapides, des mots imprévus et touchants, qui fournissent au lecteur les plus heureux effet de diction. Le Voyage imaginaire, Mon Habit, le Vieux Vagabond^ les Hirondelles j A mes amis devenus minisires, les Couplets sur Water- loo, les Souvenirs du peuple^ et bien d'autres, in- terprétés par un habile lecteur, tiendront leur place, même à côté de quelques-uns des chefs- d'œuvre de Victor Hugo. Plein de ces idées, je me mis, il y a quelque temps, à étudier une chanson que je sais depuis longtemps par cœur, mais que je ne m'étais en- core récitée que tout bas, Jacques, et je vis là une fois de plus combien la lecture à haute voix est un l88 LA LECTURE EN ACTION. puissant moyen de critique littéraire. En essayant de dire ce petit poènie, j'y découvris ce que je n'y avais jamais vu. Ses beautés et ses défauts m'ap- parurent comme condensés dans un verre grossis- sant. Le dirai-jemême? Ces dix stroplies ainsi étu- diées jetèrent pour moi un jour nouveau sur l'ensemble des œuvres de Béranger. J'y trouvais comme un résumé de son talent tout entier. Voici cette chanson, dont je numérote les cou- plets à dessein : .. ; JACQUES Jacquc, il nie faut troubler ton somme, Dans le village, un gros huissier, Uôde et court, suivi du messier. C'est pour l'impôt, las! mon pauvre homme! Lève-toi, Jacrpie,. lève-toi, Voici venir l'huissier du roi. II Regarde. Le jour vient d'iicloro. Jamais si tard lu n'as dormi. Pour vendre, chez le vieux Rcmi, On saisissait avant l'aurore. Lève-toi, Jacque, lève-toi, Voici venir l'huissier du roi. UNE CHANSON DE BÉRANGER. 189 III Pas un sou! Dieu! je crois l'entendre, Écoute les chiens aboyer. Demande un mois pour tout payer. Ah ! si le roi pouvait attendre ! Lève-toi, Jacque, lèvo-toi, Voici venir l'huissier du roi. IV Pauvres gensl L'impôt nous dépouille Nous n'avons, accablés de maux, Pour nous, ton père et six marmots, Rien qtie ta bêche et ma quenouille. Lève-toi, Jacque, lève-toi, Voici venir l'huissier du roi. On compte avec cette masure, Un quart d'arpent, cher atTcrméi Par la misère il est fumé, Il est moissonné par l'nsure. Lève-toi, Jacque, lève-toi, Voici venir l'huissier du roi. VI Beaucoup de peine et peu de lucre. Quand d'un porc aurons-nous la chair jf Tout ce qui nourrit est si cher : Et le sel aussi, notre sucre! Lève-toi, Jacque, lève-toi, Voici venir l'iiuissior ilu roi. igo LA LECTURE EN ACTION. VII Du vin soutiendrait ton courage; Mais les droits l'ont bien renchéri, Pour en boire un peu mon chéri, Vends mon anneau de mariage. Lève-toi, Jacque, lève-toi. Voici venir l'huissier du roi. VIII Rêverais-tu que ton bon ange Te donne richesse et repos? Que sont aux riches les impôts? Quelques rats de plus dans leur grange. Lève-toi, Jacque, lève toi, Voici venir l'huissier du roi. IX Il entre! ô ciel! que dois-je craindre? Tu ne dis mot : quelle pâleur ! Hier, tu t'es plaint de ta douleur. Toi, qui soulïVcs tant sans le plaindre. Lève-toi, Jacque, lève-loi. Voici monsieur l'huissier du roi. Lllo appelle en valu; il n'ud l';'imo. Pour qui s'épuise à travailler, La mort est un doux oreiller. Bonnes gens, priez pour sa femme! Lève-loi, Jaccpie, lève-foi, Voici monsieur l'huissier du roi. UNE CHANSON DE BERANGER. I9I Voilà certes une œuvre émouvante et forte. Le drame se pose d'un façon saisissante. Trois per- sonnages sont en présence. L'ouvrier qui dort, la femme qui veille, et le troisième acteur, qu'on ne voit pas, qu'on n'entend pas, mais qui remplit toute la scène, le percepteur. La simplicité des termes ajoute à la grandeur du début. Jacque, il me faut troubler ton somme, C'est pour l'impôt, las ! mon pauvre homme 1 Et cet hémistiche si pittoresque : Rôde et courtf suivi du messier... Je m'étudiai à rendre toutes ces nuances, et je passai à la seconde strophe, plus pressante et plus vive encore. La prière se change en instance ; dans la première, la femme le réveillait à regret, et comme tout bas; dans la seconde, la voix s'é- lève à mesure que le danger approche! Chez le vieux Rémi, On saisissait avant l'aurore! ig2 LA LECTURE EN ACTION. On saisissait! Voilà le mot à mettre en relief, car voilà l'arrêt. Dans la troisième strophe, la terreur s'accentue encore ! Quelle navrante et naïve exclamation que ce cri : Ah! si le roi pouvait attendre! On est en plein drame ! en pleine épouvante ! On a l'œil sur la porte ! Le terrible exacteur va paraître! On l'attend! Et moi, lecteur, je m'effor- çais de trouver des accents qui pussent rendre tant d'émotion et de vérité, quand j'arrive à la quatrième strophe. Quelle est ma surprise? Je suis arrêté court. Mon émotion se refroidit, mon mou- vement se ralentit. Qu'est-il donc arrivé? 11 est arrivé ({ue le poète a changé de route. Je m'arrête parce qu'il s'esl. arrêté. Mon embarras de diction vient d'un défaut dans la composition. Que dit en effet cette strophe? I*auvre gens! I/iiiijiôt nous WI — ■ lire comme une scène de comédie. Le meurtrier futur se présente sous les traits du railleur. Re- marquez bien cette parenthèse : J'ose ici vous le dire entre nous. « Quel bon lils ! il craint de blesser sa mère. Et ce mot : Et sans vous fatiguer du soin de le redire. « Quelle allusion moqueuse à la longueur du discours ! Et ces deux vers : Non que, si jusque-là j'avais pu vous complaire, Je n'eusse pris plaisir, Madame, à vous céder Ce pouvoir... « On n'est pas plus courtois ! Il est vrai qu'il ajoute aussitôt : Ce pouvoir que vos cris semblaient redemander. « Remarquez encore ce vers si i)ersilleur : Mais Rome vont un maître et non une maîtresse. a Enfin j'appelle toute votre attention sur un petit vocable bien modeste, mais où se révèle un LA MERE ET LE FILS. 211 des traits les plus particuliers du style de Racine. « Racine n'est pas moins fort que Corneille mais il est fort à sa façon. Chez Corneille, la vigueur saute aux yeux ; ses personnages ont parfois une telle puissance de relief, de telles saillies de mus- culature, si j'ose ainsi parler, qu'on dirait des sta- tues de Michel-Ange. Cléopâtre dans Roclogune est sœur des sibylles de la chapelle Sixtine.Ghez Ra- cine, la force, au lieu de se montrer, se dissimule. Toutes ses audaces sont en dessous. Nul grand poète n'a jeté dans le style élevé plus de formes familières, plus cV expressions parlées; mais il les fond si habilement dans l'harmonie générale, qu'il faut y regarder de près pour les découvrir. Vous rappelez-vous ^wcis Andromaque^ au quatrième acte, au milieu de la terrible scène d'Hermione et d'O- reste, quand elle lui demande d'assassiner Pyr- rhus, ce vers : Mais enfin, réglez-vous là-dessus. « La vulgarité de ce terme ne donne-t-elle pas tout à coup à cette proposition de meurtre une réalité sinistre ? On ne s'en rend pas compte au premier regard ; mais un lecteur habileté décou^ 212 LA LECTURE EN ACTION. vre dans le coin où il se cache et ie met cnlumière. Hé bien, Racine est plein de ces effets cachés. « La réponse de Néron nous en offre un frappant exemple dans le premier mot de ces vers : Aussi bien, ces soupçons, ces plaintes assidues. « Cet avssi bien vous semble peut-être une par- ticule insignifiante; c'est elle, cependant, qui, par son tour familier,par son laisser aller, vous donne pour ainsi dire le la des huit vers qui suivent. Cherchez bien l'intention qui répond à cette inten- tion, et pour vous y aider, permettez-moi de vous expliquer ma pensée par un exemple. « Un jour, un Anglais de mes amis, professeur d'anglais à Paris depuis quatorze ans, mais très ve rsé dans notre littérature et initié à toutes les li- nesses de notre langue, vint réclamer mes conseils pour la récitation de ces délicieux vers de La Fon- taine: Je suis cliose légère et vole à tout sujet; Je vais de fleur en fleur et d'objet en objet; A bcaucouj» do plaisir jf mcle un peu do gloire; J'irais plus haut pcut-/^tre au temple de M(^.moiré Si dans un genre soûl j'avais usô mus jours; Mais ipidi' je suis volaL-"*' (Ml vors ooiuiU(.' ru amours. il F. A MKRE ET LE FiLS. 2l3 « Je l'écoutai attentivement, et je lui dis : ce C'est bien lu; mais pourquoi n'avez-vous pas fait sentir la grâce d'un des mots les plus impor- tants de ce morceau exquis ? ^< — Quel mot? « — Le premier du dernier vers... Mais quoi! « — Comment! reprit-il stupéfait, ce... mais quoi! a une importance quelconque dans le vers ? « — Une importance capitale. « — Laquelle? « — C'est ce petit adverbe dont la gentillesse et l'insouciance résument tout le charme des cinq premiers vers et déterminent l'allure du dernier. « — Je ne comprends pas, me répondit-il. « J'essayai de le lui faire comprendre, en répé- tant ce mot avec l'accent qu'il demande; mais je perdis mon temps, et je me convainquis qu'il y a dans toute poésie des beautés qui sont, ce semble, des beautés de terroir. Il faut, pour les apprécier, les avoir respirées avec l'air natal. Notre langue maternelle est comme toutes les mères: il y a entre elle et nous des. secrets, des intimités d'où les 2 14 ï'-^ LECTURE EN ACTION. étrangers sont exclus, et mon ami le professeur d'anglais en était là. Mais vous, monsieur, qui êtes Français, vous m'avez compris, n'est-ce pas, vous avez senti le charme indéfinissable de ce : Mais quoi ! Or, le aussi bien de Racine est de la même famille que le mais quoi de La Fontaine. « Achevons le discours de Néron : Dans la se- conde partie, changement complet. 11 se justifiait, 1 accuse. Agrippine avait passé elle-même de 'apologie à l'accusation, et vous vous rappelez avec quelle véhémence !... Voyons de quel ton va parler le reproche dans cette bouche filiale : Vous entendiez les bruits qu'excitait ma faiblesse : Le Sénat, chaque jour, et le peuple, irrités De s'ouïr par ma voix dicter vos volontés, Publiaient qu'en mourant Claude avec sa puissance M'avait cncor laissé sa simple obéissance. Vous avL'Z vu cent fois nos soldats en courroux Porter en murmurant leurs aigles devant vous, Honteux de rabaisser par cet indigne usage Les héros dont encore elles portent l'image. « Quelle accumulation do termes méprisants ! Autant de mots, autant d'injures : honteux^ ]>rO' faner, indigne. Gardez-vous, en étudiant ce inor- LA MÈRE ET LE FILS. 2l5 ceaii pour le dire, d'ajouter à la dureté de ces termes par la dureté de l'accent. Mettez plutôt la sourdine à votre voix ; prononcez ces vers un peu bas, avec une sorte de honte ; l'atténuation, en ce cas, est un affront de plus; Néron a l'air de rougir pour sa mère : Toute autre se serait rendue à leurs discours : Mais si vous ne régnez, vous vous plaignez toujours. « Encore une de ces familiarités de tours ou «d'expressions qui abondent dans Racine : Avec Britannicus contre moi réunie. Vous le fortifiez du parti de Junie; Et la main de Pallas trame tous ces complots! Et lorsque je prétends assurer mon repos, On vous voit de courroux et de haine animée! Vous voulez présenter mon rival à l'armée ; Déjà jusques au camp le bruit en a couru. « Nulle remarque à faire sur la façon de dire ces vers : ils sont si simples, si vrais, si forts, qu'ils se disent tout seuls. Ayez soin seulement de laisser toujours à ces reproches l'accent du dédain qui naît de la sécurité. Néron n'a nullement peur des trames de sa mère. Que va-t-elle répondre •^10 LA LECTURE EN ACTION. La voilà/' en cause à son tour ! D'accusatrice, la voilà accusée. Tout à l'heure elle avait parlé en mère outnjgée, en impératrice oilensée... Va-t-elle poursuivre sur le ton de l'indignation et de la hauteur? iNon. Le moyen ne lui a pas réussi. Elle en change ; et, après quelques vers de raisonne- ment vigoureux et pressant, elle se jette tout à coup dans l'attendrissement, elle pleure, elle veut toucher Néron et son émotion vous gagnerait presque, si... Mais attendons la Un ; Moi, le faire empereur? Ingrat! Tavcz-vous cru? Quel serait mon dessein? Qu'aurais-je pu prétendre? Quels honneurs, dans sa cour, quel rang pourrais-je I attendre? Ml 1 si sous votre empire on ne m'épargne pas, Si mes accusateurs observent tous mes pas, Si de leur empereur ils poursuivent la mère, Que ferais-je au milieu d'une cour étrangère? Ils me reprocheraient, non des cris impuissants. Des desseins élouiïés aussilAt que naissants, Mais des crimes pour vous commis à votre vue, Et dont je ne serais que trop tôt convaincue. Vous ne me trompez point, je vois tous vos détours, Vous êtes un ingrat, vous le fûtes toujours! <' Ici, lai (es attention ! «c Voilà le moment du coup de thuà-tre ! voilà LA MÈRE ET LH FILS. 2I7 l'entrée en scène de la sensibilité ! Prononcez donc le premier hémistiche : Vous êtes un inrjrat, fortement, comme la conclusion de tout ce qui précède; puis après un court silence, jetez avec un accent de douleur, avec larmes : Vous le fûtes toujours! « C'est l'image du passé qui envahit tout à coup Agrippine. Ce sont les premières années de Néron qui se dressent devant elle. Cet appel à ce doux souvenir enfantin donne subitement à ses paroles le laisser aller touchant , l'abandon familier d'une mère vis-à-vis de son tout jeune enfant... Vous le fûtes toujours ! Dès vos pkis jeunes ans mes soins et mes tendresses N'ont arraciié de vous que de feintes caresses. Rien ne vous a pu vaincre, et votre dureté Aurait dû dans son cours arrêter ma bonté. Que je suis malheureuse! Et par quelle infortune Faut-il que tous mes soins me rendent importune? Je n'ai qu'un fils; o ciel qui m'entends aujourd'hui, T'ai-je fait quelques vœux qui ne fussent pour lui? Remords, crainte, périls, rien ne m'a retenue; J'ai vaincu ses mépris; j'ai détourné ma vue Des malheurs qui dès lors me furent annoncés; J'ai fait ce que j'ai pu : vous régnez, c'est assez! 13 2l8 LA LECTURE EX ACTION. Avec ma liberté, que vous m'avez ravie, Si vous le souhaitez, prenez encor ma vie, Pourvu que par ma mort tout le peuple irrité Ne vous ravisse pas ce qui m'a tant coûté. « Jamais une mère n'a parlé avec plus d'effusion simple et vraie. Les mots les plus familiers et les plus touchants sortent de son cœur et de ses lèvres : J'ai fait ce que j'ai pu; vous régnez, c'est assez. Je n'ai qu'un fils!... « A tout moment on est presque tenté de dire non seulement : Quelle bonne mère ! mais quelle ])onnc femme ! Où est l'orgueil ? où est l'ambition ? ÏAi dernier vers est admirable de désintéresse- ment. Dans sa mort, prochaine i)eut-ètre, elle ne redoute ({u'une chose : c'est que son lils ne se lasse du tort en la tuant ! Vous l'avouerai-je pour- tant ? C'est ce vœu qui me met en suspicion pour tout le reste. 11 est bien sublime, sans doute, ce vn-u, mais il est bien adroit! Jeter ainsi négli- ^M'mment à Néron la pL'rsiM3ctive de son détrune- ment, comme consé^iucncc possible de son ingra- LA MERE ET LE FILS. 2 1C) titude, est un moyen bien habile de le ramener à la reconnaissance. Est-ce que tout ce déploiement de sensibilité maternelle n'aurait été qu'une ma- nœuvre, qu'une tactique ? Nous allons bien le voir. Néron, pour toute réponse, se remet, en un seul vers, sous sa dépendance : Mais, enfin, ordonnez; que voulez-vous qu'on fasse ? « Sans doute à cette parole toute filiale, Agrip- pine va se jeter dans les bras de son fils, presser sur son cœur ce cœur si heureusement reconquis, se dédommager de dix mois de contrainte et de privation de caresses. ro entrevue, Compte les ombres d'Austcrlitz! N'y a-t-il ji.is là une dissonance blessante? LES VIEUX DE LA VIEILLE. 229 Comment donc les rendre? Faut-il mettre leur vulgarité en relief pour arriver à un effet de con- traste? Mais alors, adieu tout le charme mysté- rieux du tableau! La poésie disparaît, ce n'est plus qu'un effet de brouillard de rue, troué par trois ou quatre feux de réverbère. Doit-on, au contraire, esquiver, atténuer, pardonnez-moi l'ex- pression, escamoter ces syllabes discordantes, et les noyer dans le courant du débit? Mais que devient la pensée du poète? Ce n'est certes ni par busard, ni par négligence, qu'un artiste aussi habile s'est servi de telles expressions. Quelle a été son intention? C'est cette intention qu'il faut découvrir pour la rendre. J'étais très perplexe, quand, au dernier vers, à la deuxième strophe, un mot me frappa soudainement comme un trait de lumière : Passent des spectres en plein jour. C'est le mot spectres. Ce mot demande l'accent de stupéfaction, de demi-crainte, qu'inspire tout ce qui est surnaturel. Hé bien, voilà tout le se- cret. Il faut dire Grognards, crottés, Gymnase! Variéics comme on dit spectres. C'est un contre- 200 LA LECTURE EN ACTION. sens de diction en apparence; mais, en réalité, c'est une traduction rigoureuse. Ces mots nous font entrer dans le monde de l'apparition, de la vision ; ils réclament donc une voix contenue, voilée, poétique. Qu'importe qu'ils soient vul- gaires, leur vulgarité n'est pas réelle, puisqu'elle n'est pas dans l'idée qu'ils représentent. Les mots ne sont rien par eux-mêmes. Ils tirent toute leur valeur de la place qu'ils occupent et du sens qu'y attache le poète. Il y a des trivialités de paroles qui sont sublimes. Victor Hugo a exprimé cette pensée dans ces vers : Pas de mot sénateur 1 pas de mol roturier! Et plus loin : ...Pas de mol où l'idée au vol pur Ne puisse se poser, loiil Immithî (ra/ur!... Image charmante qui est une admirable leçon de lecture. Le lecteur doit teindre les mots des cou- leurs de l'idée. Après ('orot, Gharlet : Depuis la dcrnii'.Te bataille, L'un a maigri, l'aulr(3 a grossi. L'habit, fait jadis à Iciii- taille, Lst trop granlus vil que la terre. Les malheureux la foulent aux pieds, mais c'est pourtant pour la posséder qu'on donne les plus grands trésors. Si elle était plus dure, riiomme ne pourrait en ouvrir le sein pour la cul- tiver. Si elle était moins dure, elle ne pourrait le porter; il enfoncerait partout comme on enfonce dans le sable ou dans un bourbier. C'est du sein inépuisable de la terre que sort tout ce qu'il y a de plus précieux. Cette masse informe, vile et grossière, prend toutes les formes les plus diverses; elle seule donne tour à tour tous les biens que nous lui demandons. Cette boue si sale se transforme en mille objets qui charment les yeux. En une seule année, elle devient branches, boutons, feuilles, fleurs, fruits et semences pour renouveler ses libéralités en faveur des hommes. Rien ne l'épuisé; plus l'on dé- 206 LA LECTURE EN ACTION. chire ses entrailles, plus elle est libérale; après tant de siècles, pendant lesquels tout est sorti d'elle, elle n'est pas encore usée. Quel admirable objet d'étude pour un jeune lecteur que ce morceau! Tout s'y trouve. D'abord un sujet compréhensible pour tout le monde. Puis, une vérité de détails qui ne permet ni la décla- mation ni le chantonnement : des phrases courtes qui n'épuisent jamais la respiration; une diver- sité de tons qui, s'élevant parfois jusqu'à la gran- deur sans sortir jamais de la simplicité, n'emploie que le registre du médium, l'emploie tout entier, et ne vous oblige jamais ni à monter aux sons aigus, ni à descendre aux sons bas; une distinc- tion entre tous les membres de phrases qui néces- site une ponctuation très nette; une justesse pré- cise dans l'expression qui met le mot de valeur tellement en relief, qu'il se détache de lui-même sur le fond de la i)lirase, et ajjpelle l'accent. Passons de ces observations générales aux dé- détails de l'application. Dans la seconde phrase : « Si elle était jdus dure^ l'homme ne pourrait en ouvrir le sein pour la cul- tiver; si elle était moins dure, elle ne })ourrait le FENELON. 267 porter; il enfoncerait partout comme on enfonce dans le sable ou dans un bourbier, » Les cinq mots soulignés doivent être détachés, mais légè- rement, sans trop de force ; il suffît d'une indica- tion, car la phrase est simple; c'est une bonne leçon pour l'emploi du mot de valeur. « Cette boue si sale se transforme en mille beaux objets qui charment les yeux. » Sentez-vous comme le contraste entre ces deux membres de phrase saute aux yeux et doit sauter aux oreilles? C'est le cas d'appliquer la règle des oppositions dans la diction. « En une seule année, elle devient branches, bou- tons, feuilles, fleurs, fruits et semences pour re- nouveler ses libéralités en faveur des hommes. » Chacun des mots de cette énumération doit être séparé par le lecteur comme par l'auteur; il faut cinq virgules dans la voix comme sur le papier. C'est un excellent exercice de ponctuation. Passons au Fénelon consolateur et médecin des âmes. Le duc de Chevreuse avait perdu son fils, déjà jeune homme, par une mort subite qui ef- frayait la piété du père sur le jugement de Dieu envers son fils. Fénelon lui écrit : 208 LA LECTURE EN ACTION> Il ne faut pas se laisser aller à des pensées trop affli- geantes; les fragilités d'un âge si tendre et d'une vie si dissipée n'ont pas un si grand venin que certains vices de l'esprit qu'on raffine et que l'on déguise en vertus dans un âge plus avancé. Dieu voit la boue dont il nous a pétris, et a pitié de ses pauvres enfants. D'ailleurs, quoique le torrent des passions et des exemples entraîne un peu un jeune homme, nous pouvons néanmoins dire ce que l'Église dit dans les prières des agonisants : Il a néanmoins, mon Dieu, cru et espéré en vous. Un fonds de foi, et des principes de religion qui dorment au bruit des passions excitées, se réveillent tout à coup dans le moment d'un extrême danger. Cette extrémité dissipe soudainement toutes les illusions de la vie, tire une es- pèce de rideau, ouvre les yeux à l'éternité, et rappelle toutes les vérités obscurcies. Si peu que Dieu agisse dans ce moment, le premier mouvement d'un cœur ac- coutumé autrefois à lui, est de recourir à sa miséri- corde. Il n'a besoin ni de temps ni de discours pour se faire entendre et sentir. Il ne dit à Madeleine que ce mot : Marie; elle ne lui répondit que cet autre mot : Maître; c'était tout dire. 11 appelle sa créature par son nom, et elle est déjà revenue à lui. Ce mot incITable est tout-puissant , il fait un cœur nouveau et un nouvel es- prit au fond des entrailles. Les hommes faibles et qui ne voient (jue les dehors, veulent des préparations, des actes arrangés, des résolutions exprimées; Dieu n'a besoin qu.- d'un instant, où il fait tout et voit ce qu'il fait; Quelle différence entre ces deux morceaux, et FÉNELON. 269 quelle ressemblance! C'est la même plume, mais guidée dans l'un par l'esprit, dans l'autre par l'âme. Même précision de termes, même simpli- cité de tour, même vérité d'expression : mais dans l'un, il exprime des idées; dans l'autre, il exprime des sentiments; à la justesse s'ajoute l'émotion, une émotion contenue, intime, et d'où jaillissent de temps en temps, des mots de cœur qui se trou- vent des mots de génie. «... Dieu voit la boue dont il nous a pétris , et a pitié de ses pauvres enfants. » Ici il ne suffit plus au lecteur d'une diction précise, claire et correcte, Fcnelon touche, dans cette page, à un des mys- tères les plus étranges de l'âme humaine; il dé- voile ce qui se passe entre l'homme et Dieu au moment de la mort; et en môme temps il dévoile une des douleurs les plus saintes, l'effroi d'un cœur paternel en face des jugements célestes. Ce sont là des pensées si nouvelles et si profondes, ([ue le lecteur ne pourra les rendre sensibles par la diction qu'en s'en pénétrant lui-même profondé- ment. La voix doit entrer dans ce cœur de père et ce cœur de mourant, avec la même délicatesse et la même réserve que la plume de Fénelon. 270 LA LECTURE EN ACTION. Arrivons au Fénelon poétique, c'est-à-dire à l'auteur de Télémaque : Ainsi les hommes passent comme les fleurs, qui s'épa- nouissent le matin et qui le soir sont flétries et foulées aux pieds. Les générations des hommes s'écoulent comme les ondes d'un fleuve rapide, rien ne peut arrêter le temps qui entraîne après lui tout ce qui paraît immo- bile. Toi-même, ô mon fds, mon cher fils, toi-même qui jouis maintenant d'une jeunesse si vive et si féconde en plaisirs, souviens-toi que ce bel âge n'est qu'une fleur qui sera presque aussitôt fanée qu'éclosc; tu verras changer insensiblement les grâces riantes, les doux plai- sirs qui l'accompagnent : la force, la santé, la joie, s'éva- nouiront comme un beau songe; il ne t'en restera qu'un triste souvenir : la vieillesse languissante et enne- mie des plaisirs viendra rider ton visage, courber ton corps, afl'aiblir tes membres, faire tarir dans ton sang les sources de la joie, te dégoûter du présent, te faire craindre l'avenir, la rendre insensible à tout, excepté h la doub'ur. (Jo temps le paraît éloigné; hélas! tu te trompes, mon fils, il se h;Ue, le voih'i qui arrive; ce qui vient avec tant de rapidité n'est déjà pas loin de tui, et le présent qui s'achève est déjà bien loin, puis(iu"il s'a- néantit dans le moment que ijous parlons, ut ne pourra plus se rap[)rochcr. Est-il besoin de vous faire; reinar(|U(îr le chan- gement j)rofond de ce style, si pareil à lui-même FENELON. 271 quand vous ne considérez que les mots, si dissem- blable quand vous en regardez le mouvement et le tour. Plus de phrases courtes, plus d'expres- sions simplement exactes. C'est une succession d'images élégantes et gracieuses, même dans la tristesse, qui rappellent par leur enchaînement et leur déroulement, le cours de ce fleuve rapide dont les ondes s'écoulent comme les générations. Cette longue page ne se compose en réalité que d'une seule phrase, comme ce fleuve n'a, ce semble, qu'une seule onde. Je sais peu de morceaux plus difficiles et plus utiles à lire. Il faut dans le débit une grâce languissante sans mollesse, et dans le ton une uniformité sans monotonie, qui exigent un grand travail. C'est là qu*il faut appeler à son aide, l'art de la respiration. Ne jamais s'arrêter, ne jamais se presser, et ne jamais s'essouffler, telle est la triple loi imposée au lecteur de ce morceau. La précipitation en ôterait tout le carac- tère; la lenteur en ôterait toute l'émotion; le souffle haletant en ôterait toute la grâce. Je n'ap- pellerai votre attention sur aucune phrase spé- ciale, car l'effet d'ensemble résulte de l'absence d'effets particuliers. Le lecteur qui réciterait avec 272 LA LECTURE EN ACTION. talent ces trois morceaux de Fénelon, c'est-à-dire en donnant à chacun d'eux son caractère, aurait pénétré tous les secrets du style du maître, et serait maître lui-même dans ce que j'appellerai la diction tempérée. Passons à Voltaire. VOLTAIRE. 273 CHAPITRE XXIV LES GRANDS PROSATEURS VOLTAIRE Voltaire offre un phénomène unique dans notre littérature. Poète et prosateur, le prosateur est chez lui absolument différent du poète. On dirait deux styles, deux plumes, je dirais presque deux esprits. La prose de La Fontaine a la même grâce, la même souplesse, le même charme d'imprévu et d'ingénu que sa poésie. Molière a écrit le Fes- tin de Pierre, la Critique de VÈcole des Femmes^ VAvare, de la même main que le Misanthrope et les Femmes savantes. On retrouve l'auteur d'i- thalie dans le discours de Racine à l'Académie sur Corneille, et la préface des Plaideurs est pleine de la même verve moqueuse que Les Plaideurs mêmes. 274 ï-'^ LECTURE EN ACTION. Si les dissertations de Corneille sur son art n'ont pas le sublime éclat de ses chefs-d'œuvre, elles en gardent du moins l'allure, l'ampleur, la forme de développement; c'est la différence du sermo pe- destris au sermo alatus; dans l'un Corneille mar- che; dans l'autre il plane; mais c'est toujours le même homme. De notre temps, Notre-Dame de Paris n'est-elle pas signée Victor Hugo comme les Châtiments ? Et quel autre que le poète des Méditations et des Harmonies aurait pu écrire le Conseiller du Peuple et les Girondins ? Rien de semblable chez Voltaire. Sa poésie et sa prose ne portent pas la môme marque. Placez en regard ses histoires et ses tragédies, ses contes et ses comédies, ses poésies légères elles-mêmes, si charmantes qu'elles soient, et sa correspon- dance, vous vous sentez en face de deux artis- tes diiïérenls; même quand vous y retrouvez le même genre d'esprit, vous n'y retrouvez plus la même plume. Autant Voltaire prosateur est précis, clair, net, simple; autant Voltaire poète est souvent vague, mou, indécis dans les termes, et déclamatoire. VOLTAIRE. 275 Je dis le poète, je devrais dire le versificateur; car c'est le versificateur qui trahit sans cesse en lui le poète. Voltaire a d'admirables dons de poé- sie, et en dépit du mépris où sont tombées au- jourd'hui ses tragédies, c'est un grand poète tra- gique, c'est un innovateur, un inventeur, un précurseur. Il a agrandi la carte géographique du théâtre ; il a annexé à notre art l'Amérique avec Alzire, la Chine avec l'Orphelin, la Sicile avec Tan- crèdCj la France avec Adélaïde Du Gtiesclin, et même avec Zaïre. L'action substituée au récit, la mise en scène, le spectacle, sont autant de conquêtes de Voltaire. Il a multiplié les coups de théâtre, il a introduit le romanesque dans la tragédie. Racine avait dit : Le génie est une raison sublime. Voltaire a osé dire : « Au théâtre, il faut frapper fort plutôt que frapper juste. » N'est-ce pas la règle de tout le répertoire moderne? Si vous étudiez avec soin, dans leur composition, quelques-unes de ses grandes tragédies, vous serez surpris de voir quelle étonnante ressemblance architectu- rale se retrouve entre Mérope ou Mahomet et tel ou tel drame de 1830. D'où vient donc l'anathème porté contre Voltaire par Técole nouvelle? Que 276 LA LECTURE EN ACTION. lui reproche-t-on? Que lui a-t-il manqué? le style. Entendons-nous bien sur ce mot, car, avec ce diable d'iiomme, il faut toujours corriger la critique par Téloge, et l'éloge par la critique. Ses tragédies sont pleines de passages éloquents, de vers délicieux et profonds, de morceaux d'éclat, mais ce qui fait défaut, c'est la trame : supposez une étoffe brodée de fleurs charmantes, mais où l'étoffe môme, serait sans solidité, et formée de toute sorte de tissus différents, fil, coton, soie, laine. Voltaire n'est pas né avec un style poéti- que tout fait, et il n'a pas su s'en faire un ; il trempe sa plume dans toute sorte d'écritoires, tantôt chez Corneille, tantôt chez Racine, tantôt chez Boileau. Molière et Corneille sont arrivés, eux, dans ce monde, avec leur plume toute taillée. Mais Racine a été forcé de tailler la sienne: !.;i Fontaine de même : il nous Ta expliqué, i-^h bien. Voltaire n'a pas eu le temps ou le génie de se créer son instrument. Sa lièvre de production, sa passion de tout embrasser, son ardeur improvisatrice, ne lui ont pas permis de se forger une langue i)oé- tique qui valût sa langue en prose. 11 est vrai que VOLTAIRE. 277 celle-là, il ne se l'est pas faite; c'est la nature qui la lui a donnée; il était né prosateur et poète, mais non versificateur; de là, dans les morceaux où l'inspiration ne le soutient pas, et même dans ses belles pages tragiques, un alliage incroyable de termes d'à peu près, de phrases de convention, d'expressions de pacotille, une absence de rimes et de rythmes qui jette dans le cours de son style une foule de vers d'amateur. La lecture à haute voix nous révèle toutes ses faiblesses; et un exemple va nous les prouver. Je l'emprunte à la première scène d'Adélaïde Du Guescliny parce qu'en général, Voltaire apporte beaucoup de soin à l'exécution de ses premières scènes. ADÉLAÏDE. Je sais quel est Coucy, sa noble intégrité Sur SCS lèvres toujours plaça la vérité; Quoi que vous m'annonciez, je vous croirai sans peine. COUCY. Sachez que si ma foi dans Lille me ramène, Si du duc de Vendôme embrassant le parti, Mon zèle en sa faveur ne s'est pas démenti, Je n'approuvai jamais la fatale alliance Qui Vunit aux Anglais et V enlève à la France. 16 278 LA LECTURE EN ACTION. Mais dans ces temps affreux de discorde et dliorrem\ Je n'ai d'autre parti que celui de mon cœur! Non que pour ce héros, mon âme prévenue Prétende à ses défauts fermer toujours ma vue! Je ne m'aveugle pas, je vois avec douleur De ses emportements V indiscrète chaleur^ Je vois que de ses sens ^impétueuse ivresse L'abandonne aux excès d'une ardente jeunesse, Et ce torrent fougueux que j'arrête avec soin Trop souvent me VarracJie et l'emporte trop loin ! Ce torrent qu'on arrête avec soin et qui vous em- porte trop loin aurait fait bondir Voltaire d'in- dignation s'il l'eût trouvé dans les vers d'un au- tre, et il aurait marqué d'un crayon indigné les passages soulignés par nous, comme apparte- nant à cette phraséologie insupportable qui mêle sans cesse la fausse élégance, la platitude et la convention! Si brillant fjue soit parfois le style dramatii^uc de Vollaire, il manque de cette qualité supérieure, sans la({uelle il n'y a pas de grand écrivain, l'u- nité. Héfugions-nous donc dans sa prose. VOLTAIRE. 279 § 1. Voltaire prosateur se montre à nous sous trois aspects : historien, critique, correspondant, et il porte dans ses lettres, dans ses articles et dans ses histoires les mêmes qualités distinctives : c-arté lumineuse, propriété de termes absolue, brièveté de phrases, rapidité de tournures ; le tout relevé çà et là, et selon le genre, de traits spiri- tuels, concis, profonds, qui, résumant Tidée, semblent la condenser en une goutte de lumière. Allons à l'exemple; prenons la bataille de Ro- croy dans le Siècle de Louis XIV : Les troupes espagnoles attaquèrent Rocroy et quand elles virent qu'on ne leur opposait qu'une armée infé- rieure en nombre, commandée par un jeune homme de vingt et un ans, leur espérance se changea en sécurité. Ce jeune homme sans expérience qu'ils méprisaient, était Louis de Bourbon, alors duc d'Enghien, connu depuis sous le nom du grand Condé. La plupart des grands capitaines sont devenus tels par degrés. Ce prince était né général ; l'art de la guerre semblait en lui un instinct naturel. Il n'y avait en Europe que lui et le Suédois Torstenson qui eussent eu à vingt ans ce génie qui peut se passer de l'expérience. On remarqua que ce prince, ayant tout réglé le soir, 280 LA LECTURE EN ACTION, veille de la bataille, s'endormit si profondément qu'il fallut le réveiller pour combattre. On conte la même chose d'Alexandre. Il est naturel qu'un jeune homme, épuisé par les fatigues que demande l'arrangement d'un SI grand jour, tombe ensuite dans un sommeil plein; il l'est aussi qu'un génie fait pour la guerre, agissant sans inquiétude, laisse au corps assez de calme pour dormir. Le prince gagna la bataille par lui-même, par un coup d'œil qui voyait à la fois le danger et la ressource ; par son activité exempte de trouble, qui le portait à propos à tous les endroits. Ce fut lui qui, avec de la cavalerie, attaqua cette infanterie espagnole jusque-là invincible, aussi forte, aussi serrée que la phalange ancienne et qui s'ouvrait avec une agilité que la phalange n'avait pas. Le prince l'entoura et l'attaqua trois fois. A peine victo- rieux, il arrêta le carnage; les officiers espagnols se je- taient à ses genoux pour trouver auprès de lui un asile contre la fureur du soldat vainqueur. Le duc d'Enghicn eut autant de soin pour les épargner qu'il en avait pris pour les vaincre. Le vieux comte de Fnentés, qui connnandait cette infanterie espagnole, mourut percé de coups. Condé, en rapjjrcnant, dit « qu'il aurait voulu être mort comme lui, s'il n'avait j-as vaincu, h Voilà un inoclèl(3 de récit simple et vivant. Pas un mot de trop, pas un mot de moins'. Toutes 1. .le l'ai un peu abrégé dans la citation, mais il a le même caractère dans son ensembb;. VOLTAIRE. 281 les circonstances du combat et tout le caractère de Condé y sont représentés en quelques traits rapides et expressifs. Les mêmes qualités que de- mande la lecture de Fénelon sont ici nécessaires et faciles. Emploi continu de la voix de médium, application aisée des règles de la respiration, ob- servance exacte de la ponctuation; rien de décla- matoire, rien de forcé ; tout dans la mesure, le naturel et la vérité. Ce qu'il y a de plus remar- quable dans ce style si simple, c'est qu'il est plein de vivacité et de relief. L'étude de trois phrases nous montrera le mérite des autres et nous apprendra à bien lire tout le morceau. Ce jeune homme sans expérience qu'ils méprisaient^ était Louis de Bourbon, alors duc d'Enghien, connu depuis sous le nom du grand Condé. Faites sentir 5arî5 emphase le contraste entre les deux parties de cette phrase, c'est-à-dire entre le mépris des ennemis et celui qui en est l'objet. La plupart des grands généraux sont devenus tels par degrés. Ce prince était né général. Faites valoir le mot ne, c'est le mot de valeur. Vart de la guerre semblait en lui un instinct natu- 16. 282 LA LECTURE EN ACTION. rel. Il n'y avait en Europe que lui et le Suédois Tor- stenson, qui eussent eu à vingt am ce génie qui peut se passer de V expérience. On ne peut mieux dire et plus dire en moins de paroles. Tout mot compte, tout membre de phrase a sa valeur propre, et veut être mis en relief, simplement, sobrement et nettement. On remarque que ce prince ayant tout règle le soir^ mille de la bataille, s'endormit si profondément^ quil fallut le réveiller pour combattre. On conte la même chose d'Alexandre, La familiarité des termes vous dicte la simpli- cité du débit et ajoute à la grandeur de l'action; elle met bien sur le môme niveau le héros grec et le héros français ; ils vont de pair. Il est naturel qu'un jeune homme, épuisé par les fatigues que demande f arrangement d'un si grand jour, tombe ensuite dans un sommeil plein; il Vest aussi qu'un génie fait pour la guerre, agissant sans inquiétude, laisse au corps assez de calme pour dor- mir. Je iK' jniis me lasscT d'admirer cette bonhomie et ce bon sens .'ijiiiliqiirs à un récit de bataille, et pour en sentir tout le charme, éludions cette VOLTAIRE. 283 même victoire de Rocroy racontée par Bossuet. Ce sera la comparaison d'une narration épique et d'une narration historique, et la mise en regard de deux modes de diction. A la nuit qu'il fallut passer en présence des ennemis, comme un vigilant capitaine, il se reposa le dernier, mais jamais il ne reposa plus paisiblement. A la veille d'un si grand jour, et dès la première ba- taille, il est tranquille, tant il se trouve dans son natu- rel: et on sait que le lendemain, à l'heure marquée, il fallut réveiller d'un profond sommeil cet autre Alexandre. Le voyez-vous comme il vole à la victoire ou à la mort? Aussitôt qu'il eut porté de rang en rang l'ardeur dont il est animé, on le vit presqu'en môme temps pousser l'aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier les Français ii demi vaincus, mettre en fuite l'Espagnol victorieux, porter partout la terreur, et étonner de ses regards étincelants ceux qui échappaient à ses coups. Restait cette redoutable infanterie de l'armée d'Espagne, dont les gros bataillons serrés, semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches, demeuraient inébranlables au milieu de tout le reste en déroute, et lançaient des feux de toutes parts. Trois fois le jeune vainqueur s'efTorça de rompre ces in- trépides combattants, trois fois il fut repoussé par le valeureux comte de Fontaine, qu'on voyait, porté dans sa chaise, et, malgré ses infirmités, montrer qu'une âme guerrière est maîtresse du corps qu'elle anime, mais en- 284 l'A LECTURE EN ACTION. fin il faut céder. C'est en vain qu'à travers les bois, avec sa cavalerie toute fraîche, Beck précipite sa marche pour tomber sur nos soldats épuisés; le prince l'a prévenu, les bataillons enfoncés demandent quartier. Mais la victoire va devenir plus terrible pour le duc d'Enghien que le combat. Pendant qu'avec un air assuré, il s'avance pour recevoir la parole de ces braves gens, ceux-ci, toujours en garde, craignent la surprise de quelque nouvelle atta- que; leur effroyable décharge met les nôtres en furie: on ne voit plus que carnage ; le sang enivre le soldat jusqu'à ce que ce grand prince, qui ne peut voir égorger ces lions comme de timides brebis, calma les courages émus, et joignit au plaisir de vaincre celui de pardonner. La différence de ces deux récits, marque quel- les qualités différentes chacun d'eux exige du lec- teur. En lisant Voltaire, il ne faut que dessiner; en lisant Rossuet, il faut peindre. La précision, la justesse, la netteté du débit ne suflisent plus à cette prose ardente, où tout est image et mouve- menl. On n'a pas trop de toutes les ressources de la voix pour suivre et exprimer la course impé- tueuse du prince de Condé sur le champ de ba- taille. Cette phrase admiral)le : Aussitôt (juHl eut porté de ranrj en rang^ etc., ai)pelle une énergie d'accent, une richesse d(î vibration, ((ui nous em- porte bien loin de la diction tempérée. Un mol VOLTAIRE. 285 surtout, un mot se détache avec un relief merveil- leux sur le fond du récit, et devient presque un mot de génie par la seule place qu'il occupe : Restait celle redoutable cavalerie espagnole, etc., etc. Ce restait, ainsi posé tout seul, debout, en tête de la phrase, a je ne sais quel air de forteresse qui représente la résistance et la lutte. Cette comparaison ne peut pas mieux se termi- ner que par un passage où éclate et se résume le contraste entre ces deux récits et ces deux génies. Que dit Voltaire? A la veille de la bataille, il dor- mait profondément. On conte la même chose d'Alexan- dre... Que dit Bossuet? Le lendemain, à l'heure marquée, il fallut réveiller d'un profond sommeil ce nouvel Alexandre... C'est le même fait, ce sont presque les mômes mots, j'ajouterai c'est la même grandeur. Mais dans l'un, cette gran- deur naît de la vulgarité de l'expression; dans l'autre, de son élévation. La lecture parallèle de ces deux récits, vous en révélera toutes les res- semblances et toutes les disparités. 286 LA LECTURE EN ACTION § 2. Passons au Voltaire critique et correspondant. Un heureux hasard veut que nous les retrouvions tous deux réunis, dans un chef-d'œuvre de trois pages, la lettre à Déodati (1761, lettre 3236). Déodati avait écrit un livre sur l'excellence de la langue italienne; il l'envoya à Voltaire. Voici la réponse : Je suis très sensible h Thonncur que vous nie faites de m'envoyer votre livre sur rcxcellence de la langue ita- lienne; c'est envoyer à un amant l'éloge de celle qu'il aime. Permettez-moi cependant quelques réflexions en faveur de la langue française que vous me paraissez dé- priser un peu trop. On prend souvent le parti de sa femme, quand la maîtresse de cœur ne la ménage pas assez. Ce mélange de badinage et de raison peint tout un coté de Voltaire. Entrer de la sorte dans une dissertation philologique est bien le fait de ce cri- tique qui a toujours été le contraire d'un pédant. Pour tâcher d'attraper, en lisant, ce ton de légè- reté et de grâce, rappelez-vous (jue Voltaire écrit à un étranger, à un étranger de distinction : il y VOLTAIRE. 287 met plus de façon qu'avec un 'compatriote ; il sent qu'il représente la France devant l'Italie; et à chaque page de cette dissertation, se retrouve le sens littéraire d'un critique exquis et le bon goût d'un homme du monde. Voltaire, on le sait, avait vu la meilleure compagnie. Il me paraît qu'il n'y a dans le monde que deux langues véritablement harmonieuses : la grecque et la latine. Vous avez le droit de dire: La bella lingua toscana è la figlia primogenita del latîno (la belle langue toscane est la fille aînée du latin), mais jouissez de votre droit d'aînesse, et laissez à vos cadettes partager quelque chose de la succession. Toujours cette même amabilité railleuse, et toujours aussi pour Je lecteur un excellent excer- cice de souplesse et de grâce. J'ai toujours respecté les Italiens comme nos maîtres, mais avouez que vous avez fait de fort bons disciples. Presque toutes les langues de l'Europe ont dos qualités et des défauts qui se compensent. Vous n'avez pas les mélo- dieuses terminaisons des mots espagnols, qu'un heureux concours de voyelles et de consonnes rend si sonores. Los rios, los hornbres, las hislorias, las costumbres. Cette phrase exige dans la voix une richesse, et 288 LA LECTURE EN ACTION. dans les sors une certaine rondeur musicale qui exprime l'harmonie des mots espagnols. Il vous manque aussi les diphtongues, qui, dans notre langue, font un effet si harmonieux. Les rois, les empe- reurs, les exploits, les histoires. Vous nous reproclicz nos e muets, comme un son triste et lourd qui expire dans notre bouche, mais c'est précisément dans ces e muets que consiste la grande harmonie de notre prose et de nos vers. Empire, couronne, diadème, flamme, tendresse, vic- toires, toutes ces désinences heureuses laissent dans Poreillc un son qui subsiste encore dans l'oreille, après le mot prononcé, comme un clavecin qui résonne quand les doigts ne frappent plus les touches... Tci, c'est Voltaire même qui est le professeur de lecture. En marquant par une image si ingénieuse et si sensible le caractère euphonique de notre langue, il t)0SG une règle de prononciation qui s'applique à tous les morceaux. Avouez, monsieur, que la prodigieuse variété do nos désinences peut avoir quelque avantage sur les cinq ter- minaisons de tous les mots de votre langue. Encore, de ces cinq terminaisons, faut-il on retrancher une. Vu. Vous n'avez guère phis de sei)t ou iiuit mots qui se terminent ainsi. Hcstcnt donc (juatro sons, a, c, i, o, (jui finissent VOLTAIRE. 289 i tous les mots italiens. Pensez-vous que l'oreille d'un étranger soit satisfaite quand il lit pour la première fois : ... il capitarjo Che il grand sepolcro, libéra di Gris^o. ou bien : Motto egli opro col senïio, e con la mano Comparez à la triste uniformité de ces 0, ces deux vers simples de Corneille : Le destin se déclare, et vous venez d^entendre Ce qu'il a résolu du beau-père et du gendre. Vous voyez que chaque mot se termine différemment. Voltaire passe ensuite de la sonorité de la langue italienne à son abondance, et nous allons retrouver là cette raison doublée de science et ornée d'esprit, qui va nous apprendre à lire une dissertation abstraite, avec naturel et agrément, c'est-à-dire comme il sait la faire. Vous vantez avec raison, monsieur, l'extrême abon- dance de votre langue, mais permettez-nous de n'être pas dans la disette. Il n'est, à la vérité, aucun idiome au monde qui peigne toutes les nuances des choses. 17 290 LA LECTURE EN ACTION. Toutes les langues sont pauvres à cet égard; aucune ne peut exprimer, par exemple, en un seul mot, Tamour fondé sur restimc ou sur la bonté seule, ou sur la con- venance des caractères, ou sur le besoin d'aimer. Il en est ainsi de toutes les passions, de toutes les qualités de notre âme. Ce que l'on sent le mieux est souvent ce qui manque de termes... Ces idées générales, jetées ainsi au milieu de cette dissertation, lui donnent une gravité simple qui doit se retrouver dans votre diction. C'est une nuance de plus à ajouter à la variété de tons de cette lettre merveilleuse. Ne croyez pas, monsieur, que nous soyons réduits à l'extrême indigence que vous nous reprochez. Vous faites un catalogue en deux colonnes, de votre superflu et de notre pauvreté. Vous mettez d'un côté orgoglio, alterigia, superbia^ ci de l'autre oï'^'mci/ tout seul. Cependant, monsieur, nous avons orgueil^ supo-be, hauteur^ ficrlt\ morgue, cicvatioji, dédain, arrogance, insolence, glo- riole, présomption, outrecuidance. Tous ces mots expri- ment des nuances dilTércntcs, de môme que chez vous or- goglio, alterigia, superbia ne sont pas synonymes. Cette énumération donne lieu à deux utiles exercices. D'abord, exercice de ponctuation; il faut séjjarcr clja(iue mot i»ar une virgule; puis VOLTAIRE. 291 exercice d'intonalion. Doit-on prononcer tous ces mots sur le môme ton? doit-on, au contraire, re- produire par la prononciation, la variété de senti- ments qu'ils représentent? Voltaire dit avec raison : ils ne sont pas synonymes; le lecteur doit-il les faire monocordes? il ya là une question de lecture fort (Jélicate. Le pour et le contre peuvent être également soutenus, et la tragédie de Cinna nous offre un exemple, qui peut nous servir de leçon. Vous vous rappelez ces vers célèbres : De tous ces meurtriers te dirai-je les noms? Procule, Glabrion, Virginian, Rutile, Marcel, Plaute, Lénas, Pompone, Albin, Icile, Maxime qu'après toi j'avais le plus aimé... etc. Talma mettait beaucoup d'art dans cette énu- mération : autant de noms, autant d'inflexions différentes; il faisait attendre les uns comme s'il les cherchait; il marquait les autres d'un accent de mépris ou d'indignation. J'ai entendu, au con- traire, des acteurs laisser tomber ces noms l'un après l'autre, avec une uniformité de son et une régularité de mouvement, qui les faisait ressem- bler à des coups de balancier, et l'effet alors 292 LA LECTURE EN ACTION. résultait de la monotonie même. De ces deux ma- nières, laquelle est la bonne? Toutes les deux; car toutes les deux sont vraies. C'est affaire de tem- pérament. Essayez-les toutes deux, voyez celle qui va le mieux à votre sentiment, et appliquez-la ensuite à l'énumération des mots cités par Voltaire. Continuons cette lettre si féconde en enseigne- ments de toute sorte. Vous nous reprochez, dans votre alphabet de nos mi- Sf^res, de n'avoir qu'un mot pour exprimer vaillant. Je sais, monsieur, que votre nation est 1res vaillante quand elle le veut et quand on le veut; l'Allemaj^ne et la France ont eu le bonheur d'avoir à leur service de très braves et très grands officiers italiens. L'italico valor non è ancor morto. La valeur italienne n'est pas encore morte. Voilà une des phrases les plus agréables et les plus difficiles à lire. Il y faut faire sentir à la fois la grâce courtoise, l'hominage rendu à la valeur italienne, c'est-à-dire ce qui est en dessus, et aussi, mais avec une grande discrétion, ce qui se cache de raillerie sous ces mots: mi peui)le (jui a de la valeur quand ou le veul^ c'est-à-dire dont les grands capitaines n'ont été que des condottieri au service VOLTAIRE. 2g3 des autres nations. Comment rendre cette nuance ? Cherchez. Puisque Voltaire a pu l'exprimer par la plume, on peut l'exprimer par la voix. Mais, si vous avez ra/cn/e, proc/e, animoso^ nous avons V aillant j 'preux ^ courageux, intrépide^ hardi^ audacieux, brave. Ce courage, cette bravoure ont plusieurs carac- tères différents, qui ont chacun leurs termes propres, et croyez bien, monsieur, que nous avons dans notre langue l'esprit de faire sentir ce que les défenseurs de notre pays ont le mérite de faire. Ce petit trait final de fierté patriotique, contraste heureusement avec la technicité du paragraphe qui le précède, et avec la gaieté du paragraphe qui le suit. Vous nous insultez, monsieur, sur le mot de ragoût. Vous vous imaginez que nous n'avons que ce terme pour exprimer nos mets, nos plats^ nos entrées de table et nos menus. Plut à Dieu que vous eussiez raison; je m'en porterais mieux ! Mais, malheureusement, nous avons un dictionnaire entier de cuisine. Vous vous vantez de deux expressions pour signifier gourmand ; mais daignez plaindre, monsieur, nos gourmands, nos goulus, nos friands f nos mangeurs, nos gloutons. Vous ne connaissez, dites-vous, que le mot de savant; ajoutez-y, s'il vous plaît, docte, érudit, instruit, éclairé, habile, lettré; vous trouverez parmi nous le nom et la chose. Votre poésie possède des avantages plus réels, 294 LA LECTURE EN ACTION. celui des inversions : vous pouvez faire plus facilement cent bons vers en italien, que nous dix en français. Tous vos mots finissant en a. c, i, o, vous fournissent vingt fois plus de rimes que nous n'en avons-, vous êtes moins asservis que nous à l'hémistiche et à la césure; vous dansez en liberté, nous dansons avec des chaînes. Ces deux derniers paragraphes ne donnent lieu qu'aux mômes remarques; et j'ai hâte d'arriver à la conclusion. Croyez-moi, monsieur, ne reprochez à notre langue ni la rudesse, ni le défaut de prosodie, ni l'obscurité, ni la sécheresse. Vos traductions de quelques ouvrages fran- çais prouveraient le contraire, et je finis cette lettre trop longue par une seule réflexion. Si le peuple a formé les langues, les grands hommes les perfectionnent par les bons livres, et la première de toutes les langues est celle qui a le i)lus d'excellents ouvrages. Tel est ce chef-d'œuvre de bon sons, de grâce et de raillerie. On y trouve à la fois un grand lettre, un ^rand écrivain, un homine do la meilleure compagnie et un patriote. Oui la lira bien dans toutes ses nuances, sera merveilleusement préparé li rinlorprétation de deux prosateurs plus com- plexes, et d'une habileté plus recherchée, r[ue nous allons aborder : La Hruyère et iMontesquieu. 1 LA BRUYERE. 2gD CHAPITRE XXV LES URANDS PROSATEURS LA BRUYÈRE. — MONTESQUIEU On peut diviser nos grands prosateurs en écri- vains et en stylistes. Cette distinction, quoique légère en apparence, est profonde dans la réalité. Ce sont deux formes du talent, très différentes. Elles partent de deux sortes de natures d'esprit, de deux procédés de travail, de deux idéals dans l'art. Le grand sty- liste est à la fois plus et moins que le grand écri- vain. Il arrive à des beautés, à des effets que l'é- crivain n'atteint pas; ajoutons, parce que celui-ci les dédaigne et les domine. Sans doute, en effet, le grand écrivain travaille sa phrase avec art, pour la forcer à exprimer toute sa pensée. Si l'idée est 296 LA LECTURE EN ACTION. profonde, il veut que la forme en soit profonde ; si l'idée est piquante ou ingénieuse, il veut que la forme soit ingénieuse et piquante; si l'idée est poétique, il veut que la forme soit poétique; il ne néglige rien de ce qui peut l'aider à faire pas- ser dans les mots ce qu'il a dans lame et dans l'esprit. Naît-il des fleurs sous sa plume? il ne les rejette pas, mais à la condition qu'elles soient nées du sol et non transplantées. Ses règles se réduisent à une seule : il veut que son expression ne reste jamais en deçà de son impression, mais aussi qu'elle n'aille jamais au delà, car rester en deçà, c'est trahir sa pensée; aller au delà, c'est la forcer ou l'agreaienter. On ne dira jamais de lui : materiam superat opus (le travail surpasse la matière). Tout autre est le styliste. L'art ciiez lui se com- plique d'arLilice. Il recherche reflet, il vise à l'im- prévu, il aime lo pi(|uant, il se plaît à étonner. Ouoifju'il i)uissc y avoir telle ou telle de ses pages qui touche au génie, il n'écrit pas de génie^ c'est le talent, c'est l'art (jiii chez lui tient la ])lume. Prenons des exemjiles : Montaij^^ne, Pascal, Hossuet, Fénelon, Saint-Si- LA BRUYÈRE. 297 mon, M""' de Sévigné, Voltaire, sont de grands écrivains. La Bruyère, Montesquieu, Massillon, J.-J. Rousseau même, malgré toute son éloquence, sont de grands stylistes. La méthode de travail de Jean-Jacques suffit à le prouver. Il composait sa prose comme on compose des vers, en prome- nade, combinant, limant, raffinant, et rapportant le soir une page travaillée comme une strophe. On ne sent pas chez lui l'inspiration de la plume. De notre temps, presque tous les écrivains sont des stylistes; Chateaubriand a donné l'exemple, on Ta suivi. Les plus différents de lui, les plus spon- tanés, Michelet, par exemple, appartiennent à la même école. Bien différente cependant est leur manière d'écrire. Autant la phrase de Chateau- briand est harmonieuse, pondérée, équilibrée, autant celle de Michelet est abrupte, coupée, pleine d'angles et de soubresauts; n'importe, le chemin est différent, le but est le môme, ce sont des coquets de style. Ce genre de talent d'écrire exige un genre de diction particulier. Il ne s'agit pas de simplifier ces écrivains, ce serait les affaiblir. Autant Féne- lon et Voltaire veulent être lus avec naturel ^t 17. 29S LA LECTURE EN ACTION. laisser aller, autant il faut avec les autres de re- lief et de mordant. Le débit doit être ciselé comme la forme; la fidélité de l'interprétation est à ce prix, et comme ces maîtres sont pleins d'origina- lité, d'audace, de brillant, la voix acquiert, en les étudiant, des souplesses et des énergies d'allures qui font de cette étude une excellente gymnas- tique. Ajoutons que, comme il faut beaucoup d'art et de travail pour les bien lire, l'effort même que leur génie vous impose, vous aide à les pénétrer plus profondément. La Bruyère et Montesquieu sont les deux pre- miers et les deux plus brillants chefs de cette école. Ils en ont toutes les qualités et presque aucun de ses défauts. L'étudier en eux, ce sera donc l'étudier sous sa plus pure forme. La Hruycre est né en 1G39; son livre parut en 1687 et il mourut, lui, en 1G96. Toute sa vie s'écoula donc dans la pleine s[)lendeur de Louis \IV; son style cependant n'est déjà plus celui du dix-septième siècle, et lui-même nous l'a prouvé dans ces lignes : L'on écrit n^gulièrcinent depuis vingt ans, l'on est I LA BRUYÈRE. 299 esclave de la construcLion -, l'on a enrichi la langue de nouveaux mots, secoué le joug du latinisme, et réduit le style à la phrase purement française. L'on a presque retrouvé le nombre que Malherbe et Balzac avaient les premiers rencontré, et que tant d'autres, depuis, ont laissé perdre. L'on a mis enfin dans le discours tout Tordre et toute la netteté dont il est capable. Cela con- duit insensiblement à y mettre de l'esprit. Voilà La Bruyère peint sur le vif, et peint par lui-même. Une autre phrase complète ce rensei- gnement précieux : Celui qui n"a égard en écrivant qu'au goût de son siècle songe plus h sa personne qu'à ses écrits. H faut toujours tendre à la jierfection... Ainsi la perfection du style, pour La Bruyère, ne se rencontre ni dans Bossuet, ni dans Fénelon, ni dans Pascal. Il y veut encore quelque chose de plus. Quoi donc? Il nous Ta dit lui-même : de l'esprit. Par esprit, il ne faut pas entendre les traits d'esprit, mais le caractère même du style, ringéniosilé du style: ce caractère se retrouve dans La Bruyère critique, moraliste et peintre do portraits. Clioisissons dans La Bruyère critique, son parallèle entre Racine et Corneille. 000 LA LECTURE EN ACTION. § 1. LA I3RUYÈRE CRITIQUE Parallèle entre Racine et Corneille, S'il est permis de faire entre eux quelque comparaison, et de les marquer l'un et l'autre par ce qu'ils ont de plus propre, et par ce qui éclate le plus ordinairement dans leurs ouvrages, peut-être pourrait-on parler ainsi : Cor- neille nous assujettit à ses caractères et à ses idées-, Ra- cine se conforme aux nôtres. Celui-là peint les hommes tels qu'ils devraient être; celui-ci les peint tels qu'ils sont. Il y a plus dans le premier de ce que Ton admire, et de ce que l'on doit môme imiter. Il y a plus dans le se- cond de ce que l'on reconnaît dans les autres, et de ce l'on éprouve de soi-même. L'un élève, étonne, maîtrise, instruit-, l'autre plaît, remue, touche, pénètre. Ce qu'il y a de plus beau, de plus noble, de plus impérieux dans la raison, est manié dans le premier; et par l'autre, ce qu'il y a de plus fUilteur et de plus délicat dans la pas- sion. Ce sont, dans celui-là, des maximes, des règles, des principes, et dans celui-ci, du goClt et des sentiments. L'on est plus occupé aux pièces de Corneille, on est plus ébranlé, filus attendri à celles de Racine; Corneille est plus moral. Racine plus naturel. II semble (pio l'un imite Sophocle, et l'autre doit plus à lùiripide. Uue (l'art dans ce; morceau! Je ikî lui trouve (ju'un dclaul, c'est de me donner troj) raison. Ce LA BRUYÈRE. 3oi qu'il a de symétrique et de raffiné justifie trop bien le nom de styliste, que j'ai donné à La Bruyère, et l'adjectif dï^î^eniewo; que j'ai donné à son style. Sans doute, toutes les pages sorties de sa plume ne portent pas ce caractère au même degré, mais elles le portent toutes. Gomment faut- il lire ce morceau? Comme il est écrit. Pas un terme qui n'ait sa valeur significative; pas un mot qui n'ait son intention. Pour peindre la continuelle mise en regard des deux poètes, le lecteur doit donc sauter à tout instant d'une voix à l'autre ; il doit sans cesse changer non seulement d'accent, mais de timbre, car La Bruyère appelle à son aide la musique des mots tout autant que leur signification. Par exemple, voyez la différence musicale de ces différents ver- bes : Corneille nous assujettit à ses idées, Racine se conforme aux nôtres. L'un élève^ ctorine^ maîtrise, instruit; l'autre 'plaîl^ remue, touche, pénètre. Il est évident que les verbes appliqués au génie de Cor- neille demandent des sons brillants, énergiques, je dirais volontiers impérieux, et que dès qu'on arrive à Racine, on éprouve le besoin de changer de registre et de chercher dans sa voix les notes 002 LA LECTURE EN ACTION. moelleuses et pénétrantes. A mesure que le pa- rallèle se poursuit, le contraste s'accentue davan- tage. Les phrases de la première partie du mor- ceau ont une certaine longueur, un certain nom- bre, et la première, entre autres, se développe magistralement; mais à la fin, les antithèses se pressent, les contrastes se multiplient, les deux figures apparaissent, disparaissent, reparaissent; c'est une sorte de volte-face continue qui exige une prestesse de voix, une rapidité de change- ment de ton, et une netteté d'accent dont on re- trouve l'emploi dans l'interprétation de toute l'œuvre de La Bruyère. § 2. LA BRUYÈRE MORALISTE Il y a, en effet, bien de la variété dans celle uniformité, bien des sous-manières dans celte manière d'écrire. Si ce parallèle de Corneille et de Racine nous la montre sous forme d'anti- thèses, elle se manifeste quelquefois, surtout dans les études morales, par la délicatesse ou la har- diesse de l'expression ou du sentiment, ])ar la vivacité des tours, par le sens un peu détourné des mots, par le Irait linal d'un morceau, l.a LA BRLYÈRE. 3o3 Bruyère se plaît beaucoup à combiner, à con- struire tout un passage, parfois fort long, en vue d'un mot très court qui le termine et le résume. On dirait un dernier vers de couplet. Cet artiûce a sous sa plume un agrément ou une finesse infi- nis. Je choisis, dans son chapitre sur les femmes, un exemple entre mille. C'était le temps de la manie des directeurs. Qu'est-ce qu'une femme que l'on dirige? Est-ce une femme plus complaisante pour son mari, plus douce pour ses domestiques, plus appliquée à sa famille et à ses affaires, plus ardente et plus sincère pour ses amis, qui soit moins esclave de son humeur, moins attachée à ses intérêts, qui aime moins les commodités de la vie, qui soit plus exempte d'amour de soi-même et d'éloignemcnt pout les autres, qui soit plus libre de tous attachements humains? Non, dites-vous, ce n'est rien de toutes ces choses. J'insiste et je vous demande : qu'est-ce donc qu'une femme que l'on dirige? Je vous entends, c'est une femme qui a un directeur. » Rien de plus mordant que cette longue énumé- ration suspensive, qui parcourt toutes les vertus que devrait donner à une femme une sage direc- tion, pour se terminer brusquement par celte courte ligne si amèrement ironique dans sa sim- 304 LA LECTURE EN ACTION. plicité apparente. La lecture de ce morceau n'est pas très difficile. Le point d'interrogation, domi- nant la phrase entière, vous donne l'intonation qui doit se retrouver au bout de chaque membre en particulier. L'effet consiste dans la répétition de cette même note; répétition avec crescendo; crescendo qui s'accentue à mesure que les ques- tions se prolongent et se marquent d'un certain accent d'impatience ; impatience qu'augmente le petit ton dédaigneux de cette réponse ; « Non, ce n'est rien de toutes ces choses! » réponse à laquelle succède une interrogation plus vive... : Mais qu'est- ce donc qu'une femme qu'on dirige ? le tout se dé- nouant avec une bonhomie sarcastique, par: Ah! f entends, c est une femme qui a un directeur, ^ 3. LA nKLVLlt L: I'O liTl! AITI s te La IJruyère, moraliste, n'a rien ni d'un Nicole, ni d'un Vauvenargues, ni même d'un Sénèque, ou d'un IMutarquc : il ne s'occupe i)as de réfor- mer le cfj'ur humain, il le met à nu et le fustige; c'est un satirifiue. Mais voici le fait caractéristi- fjuc et particulier à La Bruyère, ce satirique est LA BRUYÈRE. 3o5 doublé d'un auteur comique qui, à son tour, est quelque peu croisé de comédien. En effet, que sont ses portraits? Des abstractions philosophi- ques? Nullement. Ce sont des personages de théâ- tre. Gnathon, Giton, Ménalque, Diphile, parlent, s'agitent, vivent comme Sganarelle, Harpagon, ou Lycidas. L'auteur ne se contente pas de les peindre, il les met en scène. Quand il a voulu parler d'un faux dévot, il a refait le rôle de Tartuffe; il lui a prêté un costume, des actions scéniques, à la façon du personnage de Molière. Ce n'est pas tout ; ses caractères une fois tracés se contentait-il de les livrer à la publicité sous forme de livre? Non; il les représentait lui-même dans le monde ; il les jouai l. Gestes, physionomies, poses, exclamations, cris, tout l'appareil de la mimique lui servait pour figurer ses personnages. On raconte même que cet homme, si sérieux d'es- prit, si réservé par devoir (sa place un peu " su- balterne dans la maison des Condé lui comman- dait une grande tenue et une grande retenue), on raconte, dis-je, que quelquefois, mis en spectacle par la récitation de ses œuvres, le fond caché de 3o6 LA LECTURE EN ACTION. comédien qu'il y avait en lui éclatait tout à coup, et il se mettait à danser comme un bouffon. Quoi- qu'il ait signalé V extrême pente des grands à rire aux dépens d'autrui. il ne pouvait résister au désir de faire rire, dùt-il, pour être risible, arriver à être ridicule. Le succès des plaisants de société le ren- dait jaloux, et cette passion du comédien pour l'éclat de rire, était telle chez lui, que son ami M. Valincourt a pu écrire : « M. La Bruyère était un bonhomme dans le fond, mais que la crainte de paraître pédant jetait dans un autre ridicule opposé, de sorte que pendant tout le temps qu'il a passé chez M. le duc, où il est mort, on s'est mc- quê de lui ^ Ce fait étrange, ce tempérament d'auteur cl d'acteur comique étouffant dans La Bruyère jus- qu'au sentiment de sa dignité, jette un grand jour sur son (luvre et sur la manière de rinlerprétcr. Ce n'est pas seulement un styliste, ce n'est pas seulement un satirifjue, c'est un salyrique et un styliste dramali(iue. Toul chez lui est à la fois en 1. .l'ompciintci CCS diUails si curieux au rcniartiuablo. livre du savant M. Éd. Fournicr : la Comédie de La Druvùre. LA BRUYÈRE. Zo"] action et à FeUet. Je choisis dans son livre deux exemples entre mille : Les hommes parlent de manii'îre, sur ce qui les re- garde, qu'ils n'avouent d'eux-mêmes que de petits dé- fauts, et encore ceux qui supposent en leurs personnes de beaux talents ou de grandes qualités. Ainsi l'on se plaint de son peu de mémoire, content d'ailleurs de son grand sens et de son bon jugement; l'on reçoit le repro- che de la distraction et de la rêverie, comme s'il nous ac- cordait le bel esprit; l'on dit de soi qu'on est maladroit et qu'on ne peut rien faire de ses mains, fort consolé do la perte de ces petits talents par ceux de l'esprit et par les dons de l'Ame que tout le monde nous connaît; l'on fait l'aveu de sa paresse, en des termes qui signifient toujours son désintéressement, et qu'on est guéri de l'ambition. L'on ne rougit pas de sa malpropreté, qui n'est qu'une négligence pour les petites choses et qui semble supposer qu'on n'a d'application que pour les solides et essentielles. Je ne sais rien de plus joli que ce morceau. La Bruyère y est tout entier, avec sa fine moquerie, son style achevé et son talent de mise en scène. Ces quatre hypocrites y sont peints d'un trait, et vivants. Pour les peindre comme lui, ayez bien soin de prendre l'air désolé, en parlant de la maladresse de vos mains ! Plaignez-vous, avec un regret sincère, de votre peu de mémoire ! 3o8 LA LECTURE EN ACTION. Avouez votre paresse avec confusion !... Enfln, soyez sans pitié pour les petits défauts qu'on vous prête, pour retomber plus béatement dans le contentement intime des grandes vertus que vous vous attribuez. Ce morceau donne lieu à mille trouvailles de diction. Il me semble, en le lisant, que j'entends La Bruyère, que je le vois I L'autre passage est plus expressif encore. Parlez à cet homme de la richesse des moissons, d'une ample récolte, d'une belle vendange; vous n'articulez pas, vous ne vous faites pas entendre, il est curieux de fruits. Parlez-lui de figues et de melons 1 dites que les poiriers rompent de fruits cette année , que les pê- chers ont donné en abondance; il ne vous répond pas, c'est pour lui un idiome inconnu, il s'attache aux seuls pruniers. Ne l'entretenez même pas de vos pruniers , il n'a de l'amour que pour une seule espèce ; toute autre le fait sourire et se moquer! 11 vous mène à l'arbre, cueille ar- tistement cette prune exquise; il l'ouvre, vous en donne la moitié, et prend raulr( : « Quelle chair! dit-il, goûtez- moi cela! cela est-il divin! Voilà ce (pic vous ne trou- verez pas chez un autre!... » Et là-dessus ses narines s'cnllent. 11 cache avec peine sa joie et son orgueil [)ar quelques dehors de modestie ! C'est une scèn(! comjjlète en vingt lignes. Tout y est dialogue. L'auteur y entre lui-même comme LA BRUYÈRE. Socj interlocuteur. Il interpelle le lecteur, il fait par- ler l'amateur de prunes, et chaque mot du ta- bleau final est une image. Je suis sur qu'en cueil- lant artistement cette prune^ en en prenant la moitié, La Bruyère vous faisait venir l'eau à la bouche ! N'oubliez pas de bien détacher ce charmant trait de vanité, au milieu de la sensuahté, voilà ce que vous ne trouverez pas chez un autre! Mais à quoi bon vous donner des conseils de diction ? La Bruyère s'en est chargé! Rien ne manque à ce petit chef- d'œuvre, pas même la façon de le dire, car, après avoir peint le personnage, il le joue, et ces na- rines qui s'enflent, cet orgueil si mal caché sous des dehors modestes sont la meilleure leçon de lecture et de jeu. Jouez donc ce caractère ainsi que l'au- teur, mais ne le jouez pas autant que lui. Rap- pelez-vous la différence entre le comédien et le lecteur ; môme quand il figure un homme de théâtre, le lec,teur doit rester homme du monde. MONTESQUIEU Ce n'est pas sans hésitation que j'ai rangé Mon- tesquieu parmi les stylistes. Ce mot a quelque 010 LA LECTURE EN ACTION. chose d'un peu frivole, qui va mal avec ce grand nom. Le titre même de Monsieur le Président le repousse; et il semble que ce soit manquer quelque peu de respect à ces graves et immortels monuments qui s'appellent VEsprlt des lois et les Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains, que d'y voir et d'y étudier les produits d'un art parfois raffiné et recherché. Tel est ce- pendant le style de Montesquieu, et tel il devait être, car il tient à la nature même de son esprit et de son caractère. Montesquieu était le contraire d'un orateur ^. Il n'avait pas d'abondance de mots; son dictionnaire était restreint; le manie- ment de la phrase lui était difficile; une lettre à écrire lui coûtait, une conversation à soutenir lui pesait ; il était myope, ce qui exclut, quelque- fois, une grande richesse d'expressions ; il était timide, ce ([u\ amène et suppose une certaine hé- sitation dans le langage. Ajoutez un goût naturel pour le précieux dans le style, son Temple de Gnide 1. Ces (Jiitails se trouvent dans le très intéressant et très complet ouvrage do M. Vian, sur Tauleur de VEs- prlt (les lois. L'Acadcuiio fran'^alsc a co.ironiK' le livre do M. Vian. MONTESQUIEU. 01 I en est la preuve, et, un de ses premiers ouvrages, la Politique des Romains dans la religion^ lu à l'Aca- démie de Bordeaux, choqua un peu, malgré des aperçus fort brillants, par l'abus des antithèses. Or rapprochez ces traits divers ; joignez-y, chez l'auteur, un goût de concision, dont la nature des sujets traités lui faisait une nécessité, et vous comprendrez l'espèce de contraste piquant et inattendu qui se révèle entre la pensée de Mon- tesquieu et son style. Grave comme érudit, grave comme historien, grave comme magistrat, grave comme penseur, il est ingénieux comme écrivain, ingéniositéqui n'exclut ni la force ni la grandeur, mais qui leur donne un certain aspect de re- cherche. Montesquieu tient de La Bruyère. Il ne lui suffit pas d'instruire, de convaincre, de faire réfléchir, il veut plaire et frapper. Ses effets sont puissants, charmants, mais ce sont des effets. Prenons cette page de VEsprit des lois : DES MŒURS DU MONARQtJE Les mœurs du prince contribuent autant h la liberté que les lois; il peut, comme elles, faire des hommes des bètes, et des bètes faire des hommes. S'il aime les âmes 012 LA LECTURE EN ACTION. libres, il aura des sujets-, s'il aime les âmes basses, aura des esclaves. Veut-il savoir le grand art de ré- gner? qu'il approche de lui l'honneur et la vertu, qu'il appelle le mérite personnel. Il peut même fixer quelque- fois les yeux sur les talents. Qu'il ne craigne point ces rivaux qu'on appelle les hommes de mérite; il est leur égal, dès qu'il les aime. Qu'il gagne le cœur, mais qu'il ne captive pas l'esprit. Qu'il se rende populaire. Il doit être llatté de l'amour du moindre de ses sujets; ce sont toujours des hommes. Le peuple demande toujours si peu d'égards qu'il est juste de les lui accorder. L'infinie distance qui est entre lui et le souverain empêche bien qu'il ne le gène. Qu'exorable h, la prière, il soit ferme contre les demandes, et qu'il sache que son peuple jouit de ses refus, et ses courtisans de ses grâces. Cette page est sans doute pleine de distinction et de profondeur; mais l'idée se présente sous une forme antithétique et sentencieuse qui sent quelque peu l'apprêt et qui, par conséquent, ap- l)ellc une cerlaine recherche de diction. Ce n'est pas la langue de Bossuet et de Pascal : l'étude de ces deux maîtres incomparables va nous montrer quelle différence sépare les grands écrivains des grands stylistes et combien ils doivent être inter- prétés difléremment. PASCAL. — BOSSUET. 3l3 CHAPITRE XXVI LES GRANDS PROSATEURS PASCAL. — BOSSUET Nous voici en face des deux plus grands écri- vains de la langue française. Leurs différences sont aussi nombreuses que leurs ressemblances. Frères en génie et en croyance, égaux en force de pen- sée, égaux en éloquence, égaux en science de style, égaux en poésie et en grandeur d'images, ils arrivent à une hauteur pareille par des routes tout à fait opposées; de façon que le lecteur, après avoir interprété Tun, est forcé de changer d'instrument pour interpréter l'autre, et quêteurs contrastes l'aident à les mieux comprendre et à les mieux rendre tous les deux. 18 3l4 LA LECTURE EN ACTION. Ce qui domine chez Bossuel, c'est l'orateur. Même quand il écrit le plus majestueusement, il parle; à travers tant de pages admirables, passe comme un souffle, non seulement le son de la voix humaine, sonitus vocis humanœ^ mais son mouvement, son allure vivante, son impétuosité ou sa tranquillité, sa course ou sa marche. Fleuve ou torrent, la phrase de Bossuct coule ou roule toujours! Ce qui domine dans Pascal, c'est le géomètre. Ses phrases les plus entraînaotes sont construites comme des théorèmes. Leur forme n'est pas seu- lement savante, elle est scientifique. On en voit toujours non seulement l'architecture, mais l'cchafiiudage. Nul écrivain n'est plus poète, plus peintre, mais ses plus sublimes élans de poésie, ses plus puissantes audaces de coloris, sortent tout à coup, par explosions spontanées, de la sy- métri(|ue ordonnance d'une période qui se déve- loppe lentement et continûment, à la façon d'une l)roi)osilion mathémati(|ue, sans courir jamais, sans reculer jamais, sans s'arrêter jamais. Xoas allons essayer de déterminer ]tar des exemples le caractère propre de ces deux styles PASCAL. 3l5 pour en déduire ensuite la manière de les in- terpréter. Ce sera une étude de diction d'un de- gré supérieur et s'adressant surtout aux lecteurs déjà exercés, qui n'ont pas besoin qu'on leur ap- prenne un morceau phrase à phrase, mais aux- quels il suffit d'en indiquer l'esprit et le mou- vement. Commençons par Pascal. § 1. Tl y a, dans Pascal, le Pascal des Provinciales et le Pascal des Pensées. Le premier est un. polé- miste; le second un philosophe et un homm« de foi. Les Provinciales nous représentent un ouvrage achevé; les Pensées un projet d'ouvrage. Dans le projet même, il y a tout à la fois, des morceaux terminés, et des fragments jetés sur le papier comme des notes. Ces notes, grâce à M. Havet, nous les possédons sans retouches, dans leur rude beauté de négligé, et nous tenons là ainsi ce grand génie dans les trois phases de la création intellecluelle : le dief-d'œuvre, l'ébauche, le pre- mier jet. 3l6 LA LECTURE EN ACTION. § 2. FRAGMENT DES PENSEES. — ÉBAUCHE La distance infinie des corps aux esprits figure la dis- tance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle. Tout l'éclat des grandeurs n'a point de lustre pour les gens qui sont dans les recherches de l'esprit. La gran- deur des gens d'esprit est invisible aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous ces grands de chair. La grandeur de la sagesse qui n'est nulle part sinon en Dieu, est in- visible aux charnels et aux gens d'esprit : ce sont trois ordres différents en genres. Les grands génies ont leur empire, leur éclat, leur grandeur, leur victoire et leur lustre, et n'ont nul besoin des grandeurs charnelles où elles n'ont nul rapport. Ils sont vus non des yeux mais des esprits, c'est assez. Les saints ont leur empire, leur éclat, leurs victoires, leur lustre, et n'ont nul besoin des grandeurs charnelles ou sf)irituclles, où elles n'ont nul rapport, car elles n'y ajoutent ni (Mont. Dieu leur suffit. L'alliance de la géométrie cl de la poésie n'est- elle pas là, visible à chaque ligne? Un cadre ri- f,Mde ! tout pour l'argumentation, rien pour l'élé- ganco. Le mot grandeur ou grande, répété huit fois en dix lignes! des ellipses (jui sont des incorrcc- lions, 1ÙJ (ijnutcnt ni aient : i)uis à tout moment, des exi»r Et cette restriction rabaisse si peu leur puissance, quelle la relève au contraire beaucoup davantage; parce que c'est la rendre semblable à celle de Dieu, qui est impuis- sant pour faire le mal, et tout-puissant pour faire le bien-, et que c'est la distinguer de celle des démons, qui sont impuissants pour le bien, et n'ont de puissance que pour le mal. Il y a seulement cette différence entre Dieu et les souverains, que Dieu étant la justice et la sagesse même, il peut faire mourir sur-le-champ qui il lui plaît, et en la manière qu'il lui plaît; car, outre qu'il est le maître souverain de la vie des hommes, il est sans doute qu'il ne la leur ôte jamais ni sans cause, ni sans connaissance, puisqu'il est aussi incapable d'injustice que d'erreur. Mais les princes ne peuvent pas agir de la sorte, [larce qu'ils sont tellement ministres de Dieu, qu'ils sont hommes néanmoins, et non pas Dieux. Les mauvaises impressions les pourraient surprendre, les faux soupçons les pourraient aigrir, la passion les pour- rait emporter; et c'est ce qui les a engagés eux-mêmes à descendre dans les moyens humains, et à établir dans leurs Étals, des juges auxquels ils ont communiqué co pouvoir, afin que cette autorité (juc liicu leur a donnée, no soit employée que pour la lin pour laqu- Ile ils l'ont reçue. Je n'ai pas liéslté ù citer cette longue page tout enlicTc, parce (lu'elle est typi(|ue. Soyons sin- cères, la plupart des lecteurs vn seront choqués PASCAL. 3'23 et rebutés. Nos habitudes de vivacité dans le tour, et de grâce dans l'expression, sont si vio- lemment déconcertées par cette pesanteur de construction, par cet enchevêtrement d'inci- dences, par cette multiplicité de formules con- jonctives, par ces car, et ces outre que qui recom- mencent à chaque instant la phrase quand on la croit finie, que j'entends d'ici certains critiques comparer tout bas cette période à une charrette embourbée, et marchant lourdement de cahots en cahots. Or, l'avouerai-je? elle me paraît admi- rable, en raison même de sa lourdeur et de sa lenteur. Car, qu'est-ce que sa lourdeur, sinon sa puissance de musculature? qu'est-ce que sa len- teur, sinon l'irrésistible force du pas à pas, de la progression ininterrompue, qui tire ainsi son invincible ascendant, des lois de la pesanteur unies aux lois de la vitesse! Ajoutons que cette tranquillité de marche, donne quelque chose d'indéfini, et de mystérieux au but que l'on pour- suit. « Où nous mène-t-il? » se demande-t-on avec une sorte d'inquiétude, et cette inquiétude aug- mente l'intérêt. Eh bien, maintenant, vous, lecteurs, chargés 024 LA LECTURE EX ACTION. de réciter ce morceau, comment allez-vous vous y prendre? Tâcherez-vous de l'alléger? C'est le meilleur moyen de l'alourdir? Essayerez-vous de l'accélérer? C'est le meilleur moyen de le faire paraître plus long. Imaginez-vous un peintre, chargé de copier un dessin de Michel-Ange, et s'avisant d'en arrondir les contours, d*en dissi- muler les muscles. Il défigurerait le maître. Ainsi feriez-vous en èlègantisant Pascal. Savez-vous à quoi ressemble cette page pour moi? à un esca- dron de grosse cavalerie, se mettant en marche pour quelque charge décisive. Il part d'abord au pas, faisant résonner lourdement le sol sous le bruit régulier, calme et rythmé de ses mille chevaux. Rencontre-t-il en route quelques groupes de cavaliers épars, il se les incorpore, à peu près comme Pascal enrégimente dans sa période les idées incidentes qui s'offrent à lui, do façon qu'à mesure qu'il marche, il grossit, et à mesure (ju'il grossit, son pas s'accélère un pou, car lo but approche! il quitte le simple pas, et prend le pas pressé, j)uis il ])ren(l le jiotit trot; et cependant la torre conimonce à trembler plus fortement! VA\ bien, chors loclcurs, c'est là (pio nous en PASCAL. J2D sommes avec la phrase de Pascal; elle vient de prendre le trot, car le moment de la charge déci- sive n'est pas loin!... Nous y voici! le but se découvre!... La vie des hommes est trop importante, mes pères, pour qu'on n'y agisse pas avec plus de respect : les lois ne Tont pas soumise à toutes les personnes, mais seule- ment aux juges dont on a examiné la probité et la nais- sance. Et croyez-vous qu'un seul suffise pour condam- ner un homme à mort? Il en faut sept pour le moins, mes pères. Il faut que de ces sept il n'y en ait aucun qui ait été offensé par le criminel, de peur que la passion n'altère ou ne corrompe son jugement, l'^t vous savez, mes pères, qu'afin que leur esprit soit aussi plus pur, •on observe encore de donner les heures du matin à ces fonctions : tant on apporte de soin pour les préparer à une action si grande où ils tiennent la place de Dieu dont ils sont les ministres, pour ne condamner que ceux .fju'il condamne lui-même. La lecture doit faire sentir cette répétition du mot : mes pères, qui a une intention et demande une intonation discrètement ironique. Dans vos lois à vous, il n'y a qu'un juge et ce juge est celui-là mémo qui est l'oftensé. Il est tout ensemble le juge, la partie et le bourreau. Il se demande c\ lui- même la mort de son ennemi, il l'ordonne, il l'exrcute sur-le-champ; et sans respect ni du corps, ni de l'àme de son frère, il tue et danme celui pour qui Jésus-rlii'ist 19 326 LA LECTURE EN ACTION. est mort: ot tout cela pour éviter un soufflet ou une mé- disance, ou une parole outrageuse, ou d'autres oflonses- semblables pour lesquelles un juge, qui a l'autorité, se- rait criminel d'avoir condamné à mort ceux qui les au- raient commises, parce que les lois seraient très éloi- gnées de les y condamner. Et enfin, pour comble de ces excès, ou ne contracte ni péché, ni irrégularité, en tuant de celte sorte sans autorité et contre les lois, quoiqu'on soit religieux et même prêtre. Où en sommes-nous, mes pères? Sont-ce des religieux et des prêtres qui parlent de cette sorte? Sont-ce des chrétiens, sont-ce des Turcs? Sont-ce des hommes? Sont-ces des démons? Et sont-ce là des mystères récelés par V agneau à ceux de sa société, ou des abominations suggérées par le Dragon ;i ceux qui suivent son parti. La charge est-elle assez terrible! I/ennemi est-il assez culbuté?... Et comprenez-vous maintenant [uc le résultat de la lenteur du début? L'accu- mulation de forces, condensée dans cette der- nière page est l'héritage des |)remières! Tâchez donc (le rendre ce trij)le mouvement, cette len- Irur de dépari, celte progres>ion, et enlin cette explosion! Et ai)rès avoir fait sentir dans le pre- mier et le second fragment de Pascal, la poésie sortant de la LM'omélrie, montrez dans ce der- ni;jr la géoniélric produisant Téloquence! BOSSUET ET MANIN. 327 CHAPITRE XXVII LES GRANDS PROSATEURS BOSSUET ET MANIN Au moment de commencer ce dernier chapitre, j'ai éprouvé un peu d'hésitation. Comment parler d'un tel génie en quelques pa- ges, même au point de vue restreint de la diction ? Comment déterminer assez nettement les carac- tères principaux de ce style, pour apprendre à lire non pas seulement un morceau de Bossuet, mais Bossuet? J'en étais là de mon embarras, quand le souvenir d'un entretien que j'eus autre- fois sur lui avec un de? plus grands hommes que j'aie connus, lit revivre devant moi l'ensemble de cette figure immortelle, avec une vivacité que j'ai essayé de lairc passer dans ces pages. Ce sera une 028 LA LECTURE EN ACTION. étude de lecture qui ira un peu au delà d'un enseignement purement technique ; mais elle n'en rentrera que mieux dans l'esprit de ce livre, puis- que mon ambition serait de pouvoir y mettre pour devise : Apprendre à lire, c'est apprendre à penser. Cet interlocuteur, ce grand homme, n'était pas moins que Daniel Manin. Le dictateur de Venise vivait à Paris du prix de quelques leçons d'italien ; il fut pendant troi-s ans le maître de ma fille, et dans les bouts de conver- sations qui précédaient ou suivaient les leçons, j'aimais à le faire causer sur nos écrivains célè- bres. Rien de plus instructif que d'entendre juger le monde où l'on vit, le pays auquel on appar- tient, les personnes que l'on admire, par un grand esprit qui les voit du dehors. Son opinion a tou- jours quelque chose d'imprévu qui nous éclaire même en nous choquant. Or Manin était un esprit de premier ordre ; joignant à la hnesse italienne une hauteur de sens moral, un prime-saut de ju- gement et une brusfiue franchise d'appréciation (jui faisaient de lui un causeur absolument origi- nal. Ajoutons (ju'il savait et parlait le français BOSSUET ET MANMN. 829 comme un Parisien, et n'oublions pas ce qu'il di- sait de lui-même, avec un petit zézaiement vé- nitien, tout à fait singulier dans cet homme de Plutarque : « Vous savez, moi, ze suis razmr.^-> (Je suis ra- geur.) Un jour donc, venant quelrpie peu avant la le- çon, il me trouva en train de lire l'admirable lettre de Bossuet, sur la comédie, adressée au Père CafTaro. « Ahl que je suis aise devons voir', m'écriai- je, écoutez cela. « Et je commençai à lui dire avec enthousiasme un passage de cet étonnant mor- ceau. Mais lui, à la troisième ligne, m'interrom- pant brusquement : « Laissez-là votre Bossuet, me dit-il, je le déteste. — Détester Bossuet! le plus grand écrivain de la langue française I — Soit ! un grand écrivain 1 Mais un esprit étroit, qui n'a rien compris aux temps passés, qui n'a pas su juger son temps, et qui n'a rien prévu des temps à venir I Un fanatique qui a damné Molière, déclaré Socrate exclu de la présence de Dieu, qui 33o LA LECTURE EN ACTION. a Lire sa politique de l'Écriture sainte, qui a poussé à la révocation de l'édit de Nantes, et en a absous les sanglantes exécutions, un complaisant du despotisme, qui a adoré toutes les volontés du maître, et enfin un écrivain qui n'a jamais tra- vaillé que dans le faux. — Oh! pour le coup! répliquai-je, je ne puis vous laisser continuer! Ce sont des blasphèmes que vous prononcez là ! Attaquez la politique de Bossuet; soit. Ses idées sociales; j'y consens. Mais son génie? Mais prétendre qu'il n'a travaillé que dans le faux? — Je le prétends et je le prouve! Prenons-le comme historien, comme orateur et comme ser- monnaire. Je n'élude pas les difficultés, vous le voyez. Qu'est-ce que son Histoire universelle? Une puérilité. Écrire ce grand mot: ÏHistoirede Vuni- versy et faire tourner cet univers, avec ses quatre mille ans d'existence, avec tous les événements qui les ont remjjlis, avec toutes les vertus, toutes les grandeurs, tous les écroulements de plusieurs millions de peufjles, de royaumes et de civilisa- tions, faire tourner tout cela autour d'une mi- .•-érable tribu perdue dans un coin (hi monde. BOSSU ET ET M AN IN. 33l comme un grain de sable dans 1 Océan! Nous don- ner pour les desseins de Dieu dans la création, rabaissement ou la prospérité de quelques Juifs ! Ne tenir compte ni des siècles, ni des pays, ni des sciences, ni des arts, ni des faits, ou ne les mentionner que pour les faire servir, en dépit de la vérité, à la démonstration de sa misérable théorie! Savez-vous ce qu'il fait votre Bossuet? 11 rapetisse Dieu ! Il rapetisse le monde! Il rapetisse les hommes! Et le tout, pourquoi? Pour servir à l'éducation d'un fils de souverain!... De façon que, si le Grand Dauphin avait vécu, il serait monté sur le trône de France, en plein dix-septième siècle, avec la conviction que le peuple juif joue dans l'histoire le rôle du soleil dans notre système planétaire, qu'il est le centre du monde! Et vous ne voulez pas que je m'écrie que c'est taux ! faux! archifaux ! — Ile bien, mon cher ami! laissez-moi m'écrier à mon tour, lui dis-je, que c'est là précisément qu'éclate toute la grandeur de ce génie ! Son point de départ est erroné? soit. Son cadre est étroit et tronqué? j'en conviens. Il a laissé de cùté dans son histoire universelle les neuf dixièmes de l'uni- 332 LA LECTURE EN ACTION. vers, il n'a représenté qu'un peuple sur cent mille?... je le veux. Mais comme il parle de ce dont il parle! Avec quelle force! quelle autorité! La- politique des Romains, leur constitution sociale lui suggèrent des vues d'une profondeur que n'a pas dépassée Montesquieu. La gravité du Sénafe semble empreinte dans ses pages. Pour peindre riigypte, ses monuments, ses institutions, il a trouvé un langage où se reflète la grandeur des Pyramides. Quand il raconte l'histoire des pro- phètes, des Rois, son style... — Son style! son langage, reprit impétueuse- ment Manin, c'est-à-dire la forme! Toujours la forme ! C'est le fond, qui me choque. Vous admirez beaucoup ses sermons? 3Iais savez-vous rien de plus irritant, de i)lus factice que cet éternel artifice de composition, (jue cette façon de prendre une parole de la Bible ou de l'Évangile, de la torturer, (b; l'alambiquer, d'en tirer mille inductions bizar- res et contournées, ({ue cette division en trois points, subdivisés à leur tour en cinq ou six au- tres points, dont chacun devient le sujet de rai- sonnements sul)tils et de sentiments sophisti- qués!... Oli ! c'est Irrs ingénieux, j'en con- BOSSUET ET MANIN. 333 -viens ! C'est un très joli petit exercice de rhéto- rique; mais où est la grandeur, où est le génie? — Il est, répondis-je vivement, dans des pein- tures incomparables de l'âme humaine, dans des analyses psychologiques d'une telle vérité et d'une telle force, qu'elles vous font frémir sur vous- même ! Il est dans des tableaux de la vie, de la mort, de la terre, qui vous ouvrent tout à coup au milieu de vos misères les plus consolantes es- pérances, ou vous jettent dans les plus utiles re- mords, qui vous avertissent, vous consolent, vous effrayent, vous guident! — Oui, par passages ! par fragments ! Il y en a d'admirables, même dans les oraisons funèbres. Et pourtant quoi de plus faux et de plus immoral? La chaire de vérité devenue la chaire du men- songe! l'histoire non seulement altérée, mais tra vestiel la parole du ministre de Dieu, transfor- mée en une voix de courtisan! N'est-ce pas Bos- suet qui nous a peint Michel Letellier comme un grand ministre? n'est-ce pas Bossuet qui nous a montré cette infirme d'esprit nommée Marie- Thérèse comme un ange de dignité? n'est-ce pas Bossuet qui nous a donné une Henriette de France 19. 334 LA LECTURE EN ACTION. douce, sainte, utile à son mari? n'est-ce pas Bos- suet qui, dans l'oraison du prince de Condé, a passé l'éponge sur cet orgueil destructeur de toute idée de justice, sur cette absence de patriotisme? La bataille de Rocroy lui a fourni un tableau admirable. Le portrait de Cromwell est un chef- d'œuvre. Mais le fond, toujours faux! — Et l'oraison funèbre de Madame, répliquai-je avec véhémence, est-ce faux aussi, cela? Mon cher ami, un des plus grands compositeurs de notre temps me disait un jour, en me jouant le premier acte de Don Juan : « Mozart, n'eut il écrit que ces vingt-cinq pages, serait le plus grand génie musi- cal du monde ! » lié bien, sachez-le, Bosteuet, n'eùt- il composé que l'oraison funèbre de Madame, resterait le plus grand écrivain de la France ! Il n'y a pas d'artifice de composition dans ce chef- d'œuvre, pas de rhétorique. Frappé par cet épou- vantable coup de foudre, témoin de cette touchante agonie, confident de ces dernières heures, conso- lateur de ces dernières soulfrances, il monta cette fois dans la chaire, le c(i ur et les yeux encore tout [)leins des larmes versées par lui dans cette nuit lugubre.... Ft tous les détails, tous les sou- BOSSUET ET MANIX. 335 venirs de ce spectacle de désespoir le poursui- vant au milieu de la cérémonie, se jetant à tout moment au travers de son discours, lui ar- rachèrent de si éloquents cris de regret, que cette oraison funèbre reste un poème de dou- leur, une élégie épique qui n'a son pendant dans aucune langue! Lisez-la, mon cher ami. — Je l'ai lue, me répondit Manin avec un accent plus contenu, et je l'admire comme vous. Ce que vous dites, je l'ai éprouvé, et cette œuvre sublime plaide bien haut pour Bossuet. Mais voulez-vous savoir d'où me vient à moi, homme politique, homme moderne, mon irritation contre lui? Je vais vous le dire. Pour moi, la grandeur des hommes se mesure non à leur éclat pendant leur vie, mais à leur influence après leur mort; non à ce qu'ils font, mais à ce qu'ils laissent. Eh bien! qu'est-ce que Bossuet a laissé? Quelle est la partie de la pensée de Bossuet qui soit encore vivante aujourd'hui? Qu'a-t-il ajouté d'immortel au patrimoine de l'hu- manité? Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Féne- lon même sont encore nos donateurs aujourd'hui. 11 y a quelque chose d'eux qui a combattu jadis 336 LA LEC-TURE EX ACTION. pour nous, et qui combat encore avec nous. Mais- que reste-t-il de Bossiief? » Je le regardai un moment en silence et je lui dis avec force : « Eh! que reste-t-ii de Dante? — Dante! répondit-il, en se levant en sur- saut. — Oui î Dante ! Y a-t-il rien de plus mort que sa théologie? Y a-t-il rien de plus pédantesque que sa philosophie? Riemde plus comique que sa cos- mogonie? Rien de plus inexplicable que sa méta- physique? L'ensemble de ses vers est-il autre chose qu'un amalgame l)izarre de ses rêves, de ses hai- nes, de ses préjuges... et pourtant Dante est votre idole. — Dante a été un grand patriotel II a aimé pas- sionnément ritalic! Il l'a rêvée, il l'a voulue, agrandie, une, libre 1 — Ce n'est pas pour cela seulement que vous l'aimez, repris-je, ce n'est pas pour cela ({ue vo- tre enthousiasme en revient toujours à lui! Mon cher airii, j'ai assisté 'à vos leçons, je les écoute religieusement, et j'y apprends beaucoup. Or je vous .'',i \u essayer i]c temps en temps de prendre BOSSUET ET MANIN. "337 le Tasse, Pétrarque, Silvio Pellico ; mais au bout d'un quart d'heure, rindiflërence vous gagne, vous- vous retournez vers votre élève, vous lui dites : Est-ce que vous ne trouvez pas ces gens-là un peu ennuyeux, ma chère enfant? Si nous retour- nions à l'enfer ou au purgatoire? — C'est vrai, répondit en riant Manin. — Or, repris-je, savez-vous pourquoi? C'est .parce que Dante est pour vous la plus belle^ la plus virile image du génie italien. Hé bien, Bossue t est à mes yeux la plus vive, la plus complète image du génie français. Dante a passé à travers la philosophie, la théologie, les sciences, la poli- tique pour transformer tout en poésie, et créer cette admirable langue dont vous ne pouvez pas citer un vers sans émotion. Bossuet, nourri de la Bible, des Prophètes, de FÉvangile, des écrivains grecs et latins, des Pères de l'Église, a transporté dans notre idiome, le suc, la sève do toutes ces littératures exotiques; il les a greffées sur le génie gaulois, et en a obtenu des fruits où se mêlent, pour ainsi dire, la saveur de ces sols différents et du nôtre. Il n'a emprunté enfin à l'étranger que ce qui pouvait l'aider à être un 338 LA LECTURE EN ACTION. plus grand Français. Je puis vous en donner une preuve frappante. Une de nos occupations à l'Académie consiste dans la composition du dictionnaire historique de la langue, où nous faisons pour ainsi dire la biogra- phie de chaque mot. Des citations empruntées aux principaux écrivains de tous les temps, nous mon- trent les transformations successives qu'a subies ce mot, les significations diverses par où il a passé. Eh bien, jamais, vous entendez bien, jamais! le rapporteur du dictionnaire ne cite en exemple une phrase de Bossuet, sans ({u'il parte de toutes les bouches une exclamation de plaisir et d'admira- tion; les mots dont il se sert semblent n'apparte- nir qu'à lui, tant il les fait siens par l'emploi qu'il leur donne et la place où il les mut. — Assez de dissertation! me dit gaiement Manin, en m'interrompant. Arrivons à la démons- tration. Vous passez pour un homme qui sait lire ? — Du moins, m'y suis-je beaucoup exercé. — Eh bien, l.lchez de me convertir à Bossuet en me le hsanl. — 0/1 na convertit pas un homme comme vous, mon cher ami, mais on peut modilier ce (jue ses ROSSUET ET MANIX. SoQ idées ont de trop absolu, et, dans le cas présent, la lecture à haute voix peut n'y pas être inutile. Savez-vous comment j'ai appris à admirer Dante? En l'entendant lire tout haut. A Rome, en 1832, s'était formée une société de jeunes gens qu'on appelait la Société dantesque; elle avait pour objet la lecture et l'interprétation de la Divine Co- médie. J'eus l'honneur d'y être admis. Je n'ou- blierai jamais le feu, la passion et l'intelligence qu'apportaient ces jeunes gens à cette recitation poétique. Un jour, le lecteur ayant fait, à ce que j'imagine, une faute de prosodie, plusieurs se le- vèrent et s'écrièrent avec une véritable indigna- tion : Vaccente e soprd Vcl l'accente e soprà l'èî (l'accent est surl'è ! Taccent est sur l'è !) Gesséan- ces, auxquelles je ne manquais jamais, me firent faire de grands progrès, non seulement dans la compréhension de Dante, mais dans l'étude de la diction. Je compris là toute la valeur de l'har- monie et de l'accentuation. Mon second maître, ce fut vous, mon cher ami. J'écoute attentivement quand vous lisez de temps en temps les vers de Dante à votre élève, et je me rends de plus en plus compte qu'un lecteur est un traducteur. Eh bien, 340 LA LECTURE EN ACTION. cela est vrai, surtout pour Bossuet. Nul écrivain ne gagne plus que lui à être lu tout haut, parce que nul ne parle plus en écrivant. Ses œuvres les plus savamment et les plus puissamment écrites sont toutes des œuvres parlées. Que son sujet soit grandiose, poétique, philosophique, n'importe, il y porte toujours le naturel, la vivacité, la variété, la vérité, l'imprévu de la conversation. Là est la marque propre de son style; la première condition pour bien lire Bossoiet, c'est d'être vrai. — A la preuve!.... à la preuve !.... me ditManin. Je suis un homme pratique, comme vous savez; les raisons ne me suffisent pas, il me faut des faits. — Écoutez donc ce morceau. Je me suis levé pendant la nuit avec David pour voir vos cieux qui sont les ouvrages de vos doigts, la lune et les étoiles que vous avez fondées. Qu'ai-je vu, ô Sei- gneur, et quelle admirable image des effets de votre lu- mière infinie ! Le soleil s'avançait et son approche se faisait connaître par une céleste blanclieiir (\u\ se répan- dait de tous cAtés; les, étoiles étaient disparues, et la lune s'était levée avec son croissant d'argent, si beau et si vif que les yeux en étaient charmés. Elle semblait vouloir honorer le soleil en paraissant claire et illumi- BOSSIJET ET MANIN. 341 née par le côté qu'elle tournait vers lui. Tout le reste était obscur et ténébreux, et un petit demi-cercle recevait seulement, dans cet endroit-là, un ravissant éclat par les rayons du soleil, comme du père de la lumière. Plus il la voit, plus sa lumière s'accroît-, quand il la voit tout entière, elle est dans son plein-, et plus elle a de lu- mière, plus elle fait honneur à celui d'où elle lui vient. Mais voici un nouvel hommage qu'elle rend à son céleste illuminateur : à mesure qu'il s'approchait, je la voyais disparaître; le faible croissant diminuait peu à peu, et quand le soleil se fut montré tout entier, sa pâle et dé- bile lumière s'évanouissant, se perdit dans celle du grand astre qui paraissait, dans laquelle elle fut comme absor- bée. On voyait bien qu'elle ne pouvait avoir perdu sa lumière par l'approche du soleil qui l'éclairait; mais un petit astre cédait au grand, une petite lumière se con- fondait avec la grande, et la place du croissant ne parut plus dans le ciel où il tenait auparavant un si beau rang parmi les étoiles. Mon Dieu ! lumière éternelle , c'est la figure de ce- (jui arrive à mon âme quand vous l'éclairez. Elle n'est éclairée que du côté que vous la voyez : partout où vos rayons ne pénètrent pas, ce n'est que ténèbres; et quand ils se retirent tout à fait, l'obscurité et la défaillance sont entières. — Vous vous êtes appliqué! me dit en riant Manin quand j'eus fini de lire. — Je ne me suis appliqué qu'à une chose, je C'4.2 LA LECTURE EN ACTION. n'ai eu qu'une préoccupation, lire cette page comme elle est écrite. C'est-à-dire tâcher de mar- quer ce mélange inconcevable de simplicité et de poésie, de familiarité et de grandeur. — Vous l'avez marqué. — Il y a dans notre langue une page célèbre sur le même sujet et qui le marquerait bien mieux par le contraste, c'est le lever du soleil de J.-J. Rousseau. — On me l'a fait lire, reprit Manin, comme un des chefs-d'œuvre de votre littérature! — Oui!.... Un chef-d'œuvre, mais un chef- d'œuvre d'art. C'est une admirable description de l'aurore, mais c'est une description. On voit, on sent l'écrivain, rassemblant avec soin tous les dé- tails (1(3 ce beau phénomène, les disposant dans un ordre admiral)le, les peignant avec un éclat de couleur, et une proi!:ression saisissante (jui fait de cette peinture un tabh^au achevé. Uien de pa- reil chez lîossuet. Il ne pense pas vl faire un lever (le soleil. Saisi d'une pensée sublime, il rencontre l'aurore sur son ciiemin, (;t il la peint en quel(|ues traits simples, vrais, vifs, lra|)j)ants! N'avez-vous pas rcmar(jué (l.nis ce sujel si j)Oi'ti(juc, des ter- BOSSUET ET MANIX. 3^3> mes tels que ceux-ci : Son approche se faisait con- naître par une céleste blancheur qui se répandait de tous côtés; puis plus loin : Un petit demi-cercle rece- vait seulement dans cet endroit-là un ravissant éclat par les rayons du soleil. Plus loin encore : Un petit astre cédait au grand, ou plutôt sa lumière se confon- dait avec la grande! Et cette dernière phrase, si profonde par la pensée, si terre à terre par l'ex- pression : Mon dme n'est éclairée que du côté où vous la voyez. Et cette autre : Sa pale et débile lumière s' évanouissant j se perdait dans celle du grand astre qui paraissait. Je ne sais s'il faut être Français pour goûter le charme singulier de ce style, où il n'y a pas un mot à effet , pas une image recherchée et dont l'impression sur notre âme ressemble à celle du jour naissant sur nos yeux; Bossuet ne décrit pas, il laisse parler pour ainsi dire ce beau spectacle tout seul. » Manin, qui m'avait écouté attentivement, me dit : « Lisez-moi donc le morceau de J.-J. Rous- seau. Je voudrais saisir le contraste des deux styles, sur le vif. — Très volontiers, lui dis-je. 344 LA LECTURE EN ACTION. — Seulement, ajouta-t-il en riant, il faut vous appliquer autant que pour Bossuet. — Je vous promets que je serai honnête. » Je pris donc un volume de Rousseau, et je lus : LE LEVER DU SOLEIL On le voit s'annoncer de loin par les traits de feu qu'il lance au-devant de lui. L'incendie augmente, l'orient paraît tout en flammes : à leur éclat, on attend l'astre longtemps avant qu'il ne se montre-, à chaque instant, on croit le voir paraître; on le voit enfin. Uii point brillant part comme un éclair et remplit aussitôt tout l'espace; le voile des ténèbres s'efface et tombe: l'homme reconnaît son. séjour et le trouve embelli. La verdure a pris, durant la nuit, une vigueur nouvelle-, le jour naissant, qui Téclaire, les premiers rayons qui la dorent, la montrent couverte d'un brillant réseau de rosée qui réfléchit à Toeil la lumière et les couleurs. Les oiseaux en cha iir se réunisse nt et saluent de concert ?e père d<3 la vie; en ce moment pas un seul ne se tait. Leur frazouillement, faible encore, est plus lent et plus doux que dans la journée; il se sent de la langueur d'un pai- sible réveil. Le concours de tous ces objets porte aux sens une im- pression de fraîcheur qui semble pénétrer jusqu'à l'âme. Il y a Vd une domi-heuro d'enchantement auquel nul homme ne résisUî : un sj)ectacle .si grand, si beau, si délicieux n'en laissa aucun do sang-froid. BOSSUET ET MANIN. 346 a Savez-vous que c'est bien beau aussi? me dit Manin. Du reste, il faut vous rendre justice, vous avez mis tous vos soins à le lire. — Je n'y ai eu aucun mérite, car ce morceau me semble délicieux. C'est avec conviction que j'ai essayé de rendre ces mille effets charmants ou éblouissants. Ce point qui part comme un éclair.,, ce brillant réseau de rosée, ce gazouillement qui se sent de la langueur d'un paisible réveil.,. J'en étais absolument ravi, émerveillé, et pourtant, au milieu de mon enthousiasme je me disais : N'importe! Bossuet est encore plus beau que cela ! ... Il manque à Jean-Jacques je ne sais quoi d'austère, qui, uni à la grâce, constitue la grandeur. C'est la diffé- rence des figures du Parthénon avec toutes les autres sculptures... Je ne sais si je m'explique bien... — Parfaitement. Dans Bossuet, la poésie est en dessous; chez Rousseau, elle est en dessus; chez l'un, elle sort de la pensée, chez l'autre, des pa- roles. — On ne peut pas mieux dire. — Savez-vous pourquoi j'ai si bien dit, reprit en souriant mon interlocuteur, c'est que je vous 046 LA LECTURE EN ACTION. définis là le génie de Dante. Lui aussi, il se sert toujours des termes les plus simples pour peindre les objets les plus poétiques et les plus gran- dioses. Il y a, au début du Purgatoire, une com- paraison que votre passage de Bossuet me rap- pelle. Les âmes attirées par les chants de Casella se pressent autour de Dante et de Virgile ; une voix menaçante les chasse : Corne, quando cogliendo biada 0 loglio, Gli colombi adunati alla pastura Queti, senza mostrar l'usato orgoglio; Se cosa appare ond'égli abbian paiira, Subitaiiiente lasciano star l'esca Perché assalti son da maggior cura. Telles, en becquetant le blé ou 1-ivraie, les colonnbes rassemblées pour la pdture, paisibles et sans rien mon- trer de leur orgueil ordinaire, s'il apparaît (juelque chose dont elles aient peur, abandonnent subiten7ent la nourri- ture, assaillies qu'elles sont par un plus grand souci. La comparaison est charmante, l'image est ex- quise, mais les termes qui l'expriment sont d'une simplicité i)res(|ue rustique. Or supposez cette idée sous la pliiiiK; de 'laisse, il la hrillantera, il l'ornera. BOSSUET ET MANIN. 847 — Oui! répondis-je, ce sera la différence qui existe entre les fleurs d'églantier et les roses de jardin; celles-ci sont plus doubles, plus écla- tantes, mais les autres ont une pureté de coloris et un charme de parfum que rien n'égale; d'où je conclus qu'il faut lire Bossuet comme Dante ; J. J. Rousseau comme le Tasse; et nous allons prendre, si vous le voulez bien, un spécimen plus sévère du génie de Bossuet. » Je me levai alors, j'allai à la bibliothèque, et après avoir feuilleté plusieure ouvrages, je m*arrêtai à un passage du Sermon de la mort, où se montre dans toute sa grandeur Bossuet mora- liste. Malgré la bassesse et la pauvreté où le péché nous réduit, le cœur de rhomme étant destiné à posséder un bien immense, il en reste toujours en lui quelque im- ]jression qui fait qu'il cherche sans cesse quelque ombre d'infinité. L'homme pauvre et indigent au dedans, tâche de s'enrichir et de s'agrandir comme il peut; et, comme il ne lui est pas possible de rien ajouter a sa taille et à sa grandeur naturelle, il s'applique ce qu'il peut par le dehors. Il pense qu'il s'incorpore, si vous me permettez 348 LA LECTURE EN ACTION. de parler ainsi, tout ce qu'il amasse, tout ce qu'il ac- quiert, tout ce qu'il gagne. Il s'imagine croître lui-même avec son train qu'il augmente , avec ses apparte- ments qu'il rehausse, avec son domaine qu'il étend. Aussi, à voir comme il marche, vous diriez que la nature ne le contient plus; et sa fortune enfermant en soi tant de fortunes particulières, il ne peut plus se compter pour un seul homme. Et en effet, pensez-vous que cette femme vaine et ambitieuse puisse se renfermer en elle-même, elle qui a non seulement en sa puissance, mais qui traîne sur elle en des ornements, la subsistance d'une infinité de familles; et qui porte, dit Tertullien, en un petit fil autour de son cou, des patrimoines entiers. Je m'arrêtai un moment après cette phrase en regardant Manin, comme pour lui dire : Qu'en pensez-vous? Mais lui, avec impatience: «J'ai compris, me dit-il, j'ai compris ; mais continuez : Je veux entendre la fin. — Eh bien, non, mon cher ami, lui dis-je, vous n'avez pas compris. — TiOmmenl? Je n'ai pas compris. — Oli, entendons-nous? Je ne doute i)as (]ue tout ce ({ue ce style a d'original, je dirai d'in- venté, ne vous ait fortement frappé. Je ne doute pas qu(; la vul^^arité puissante de ces termes... s' appl'Kjuc ^s'incorpore^ se cuuiplcr pour U7i seul homme^ BOSSUET ET MANIN. 349 ne vous ait vivement saisi au passage, et je serais un bien maladroit lecteur si je n^avais pas trouvé dans ma voix un timbre qui pût peindre par les sons, ce mot mystérieux : Quelque ombre d'infi- nité Mais il y a un membre de phrase dont la valeur vous a échappé, j'en suis sûr. — Lequel? — Porte en un petit fil autour de son cou, — Vous avez pourtant assez appuyé sur votre petit fil, pour le faire comprendre, me dit-il en riant. — Mon accent ne suffit pas, il faut ajouter à la phrase française le texte latin, les mots de ïer- tuUien. Un des mille mérites de Bossuet est dans son talent de traducteur. Jamais il ne traduit un passage des Pères, de la Bible, ou de l'antiquité, sans y ajouter quelque chose par la traduction ; Non qu'il altère le texte ou dénature le sens, il ne fait que donner plus de force au mot ou a l'image. Ainsi Tertullien a dit : Saints et insulas tc- nera cervix clrcumfcrt (son cou délicat porte au- tour de lui (circumfert) des bois et des îles). » L'ex- pression est ingénieuse, mais un peu recherchée; l'image est saisissante, mais un peu déclamatoire! 20 35o LA LECTURE EN ACTION. Bossuet ramène tout au naturel, avec son petit fil^ et il fortifie la phrase en la simplifiant. J'ai insisté sur ce détail parce qu'il caractérise un des côtés du talent de Bossuet, qui est de graver les idées dans l'esprit plus fortement que personne, en enfonçant, si je puis parler ainsi, les mots jusqu'au fond de l'idée. Finissons ce passage : Ainsi riiomme, petit en soi, et honteux de sa peti- tesse, travaille à s'accroître et à se multiplier dans ses titres, dans sa personne, dans sa vanité. Tant de fois comte, tant de fois seigneur, possesseur de tant de du- chés, maître de tant de personnes, ministre de tant de conseils, et ainsi du reste. Toutefois, qu'il se multiplie tant qu'il lui plaira, il ne faut toujours pour l'abattre qu'une seule mort. Mais il n'y pense pas, et dans cet accroissement infini que sa vanité s'imagine, il ne s'avise jamais de se mesurer à son cercueil, qui soûl néanmoins le mesure au juste. i:ii bien, avais je tort! dis-j(i à Manin. Y a-t-il dans notre langue éloquence pareille? Où trou- ver ces tours étranges, hardis? Aucun de nos granls cloiiuents, ni llousseau, ni Massillon, je ne dirai pas ne l'égale, mais n'en ai)proche! il BOSSUET ET MANIN. 35l n'y a pas une différence entre eux et lui, il y a un abîme 1 Lisez attentivement les plus éminents d'entre eux, vous y découvrirez toujours un peu de rhétorique. Ils ont des artifices, des procédés; et la preuve, c'est qu'ils ont beaucoup d'imita- teurs : le nombre des imitateurs ne prouve pas, comme on pourrait le croire, la supériorité d'un grand artiste, mais bien plutôt son infériorité re- lative, car on n'imite jamais que son procédé. Or, on peutfaire facilement du mauvais Rousseau, du mauvais Massillon. J'en ai fait, moi, dans ma jeu- nesse, quandje savais par cœur des pages entières de VÉmile ou du Petit Carême... J'en ai fuit malgré moi, sans le savoir... parce que ceux que j'ap- pelle les stylistes ont une manière^ et que cette manière non seulement s'attrape, mais se gagne. Chez Bossuet il n'y a pas de manière. Tout est écrit de génie. On ne peut pas plus faire du Bos- suet que du Molière. Que Corneille me pardonne, mais on peut faire du mauvais Corneille, il y a dans son style quelque chose d'antithétique, de déclamatoire... — Je vous arrête à ce mot, me dit mon inter- locuteur, il tombe droit sur Bossuet, car ce qui 352 LA LECTURE EN ACTION. me choque dans ses oraisons funèbres est préci- sément son ton de déclamation. — Eli bien 1 prenons une de ses oraisons funè- bres. Si je la déclame, je la travestirai, car Bossuet ne déclame jamais, lui, parce qu'il parle toujours. Je voudrais bien vous imprimer cette idée dans l'esprit, et à cet effet, choisissons un morceau célèbre; l'exorde de Foraison funèbre d'Hen- riette de France. Chrétiens, que la mémoire d'une grande reine, fille, femme, mère de rois si puissants et souveraine de trois royaumes, appelle de tous côtés à cette triste cérémonie, ce discours vous fera paraître un de ces exemples re- doutables qui étalent aux yeux du monde sa vanité tout entière. Vous verrez dans une seule vie toutes les extré- mités des choses humaines : la félicité sans bornes aussi bien (luo les misères; une longue et paisible jouissance d'une des plus nobles couronnes de riinivers, tout ce que peuvent donner de plus glorieux la naissance et la grandeur accumulées sur une tète, qui est ensuite ex- posée à tons les outrages (b^ la l'oilune; la bonne cause d'abord suivie de bons succès, et, dc])uis, des retours soudains, des changements inouïs; la rébellion longtemps rcteiMjo, à la fin tout .'i fait maîlresse; nul frein h la licence ; les lois abolies ; la majesté violée par des atten- ats jusqu'alors inconnus; l'usurijation et la tyrannie èous le nom d<' liberté; une reine fugitive ipii ne trouve BOSSU ET ET MANIX. 353 aucune retraite dans trois royaumes, et à qui sa propre patrie n'est plus qu'un triste lieu d'exil; neuf voyages sur mer, entrepris par une princesse, malgré les tem- pêtes; l'Océan étonné de se voir traversé tant de fois en des appareils si divers et pour des causes si différentes, un trône indignement renversé et miraculeusement ré- tabli. VoiJà les enseignements que Dieu donne aux rois; ainsi fait-il voir au monde le néant de ses pompes et de ses grandeurs. Voilà une phrase qui tient une page entière. Toutes les idées qui s'y traitent et tous les per- sonnages qui y figurent sont de l'ordre le plus élevé, et j'ajoute que je ne connais pas de période plus savante et où se déploient plus habilement toutes les ressources de l'écrivain. Eh bien, je vous le demande, y avez-vous remarqué un mot emphatique, une expression recherchée? N'y trouvez-vous pas, au contraire, autant de sou- plesse et de variété de tours que de grandeur? Cette phrase se compose de vingt-deux membres ; pas un ne commence de même, ne se développe de même, ne finit de même. C'est partout le mouvement et la diversité d'un entretien élevé; des phrases de trois lignes après des phrases de trois mots : un perpétuel changement de ton et de 20. 354 l'A LECTURE EN ACTION. tour, et tout cela, librement, sans effort. Sans doute, d'autres écrivains se servent admirable- ment de la langue, la manient avec une délica- tesse ou une force rares; lui! il la gouverne! Les autres montent des chevaux merveilleusement dressés; lui, il est fièrement campé sur une monture de bataille et de haute race; il la lance, il la précipite, il la contient, il la dirige. Tout est aisance en lui, tout est souplesse en elle; elle a sous sa main des grâces et des éner- gies inaccoutumées. Tenez, voulez-vous vous con- vaincre encore plus de la puissante personnalité de ce style et de son admirable naturel, chan- gieans de sujet, ou plutôt prenons le môme sujet traité par lui dans une circonstance différente et dans une disposition intérieure tout opposée. Je veux parler de l'oraison funèbre de Madame. Là encore, il a pris pour texte le néant des gran- deurs humaines. Mais, dans le premier cas, son esprit seul est frappé; dans le second, c'est son cœur! Au lieu des graves et éloquentes plaintes d'un minisire de Dieu, ce seront les cris de dou- leur d'une àme blessée; mais vous y retrouverez toujours la même vérité d'accent, et toujours, Jri BOSSUET ET MANIX. 355 VOUS voulez bien lire le morceau, il faut le parler. Prenez le début. J'étais donc encore destiné h rendre ce devoir funèbre à très haute et très puissante princesse Ilenrictte-Anne d'Angleterre, duchesse d'Orléans. Elle, que j'avais vue si attentive pendant que je rendais le môme devoir à la reine sa mère, devait être sitôt après le sujet d'un dis- cours semblable : et ma triste voix était réservée à ce déplorable ministère. 0 vanité! 0 néant! 0 mortels ignorants de leurs destinées! L'eût-elle cru il y a dix- huit mois? Et vous, Messieurs, eussiez-vous pensé, pen- dant qu'elle ver.-ait tant de larmes en ce lieu, qu'elle dût sitôt vous y rassembler pour la pleurer elle-même? Princesse, le digne objet de l'admiration de deux grands royaumes, n'était-ce pas assez que l'Angleterre pleurât voire absence sans être encore réduite à pleurer vc'.rc mort? Et la France qui vous revit avec tant de joie, en- vironnée d'un nouvel éclat, n'avait-elle plus d'autres pompes et d'autres triomphée .pour vous, au retour de ce voyage fameux d'où vous aviez remporté tant de gloire et de si belles espérances? « Vanité des vanités, et tout est vanité. » C'est la seule parole qui me reste; c'est la seule réflexion que me permet, dans un accident si étrange, une si juste et si sensible douleur. Aussi n'ai-je pas parcouru les livres sacrés pour y trouver quelque texte que je puisse appliquer à cette princesse. J'ai pris, sans étude et sans choix, les premières paroles que me présente l'EccIêsiaste où, quoique la vanilé ait été si 356 LA LECTURE EN ACTION. souvent nommée, elle ne l'est pas encore assez à mon gré pour le dessein que je me propose. Voyons, mon cher ami, ajoutai-je en m'inter- rompant, laissez parler votre cœur, et dites-moi s'il n'y a pas quelque chose de bien saisissant dans la présence de cette absente *? Elle n'est pas pour lui enfermée dans ce catafalque, non! Elle est devant ses yeux. Il l'évoque! Il la voit!... Il la revoit! Il lui parle! De là, dans cette page, cette voix vivante qui va au cœur parce qu'elle en vient. Que dire donc de la fin? Non, après ce que nous venons de voir, la santé n'est qu'un nom, la vie n'est qu'un songe, la gloire n'est qu'une apparence, les grâces et les plaisirs ne sont qu'un dan- gereux amusement; tout est vain en nous, excepté le sincère aveu que nous faisons devant Dieu de nos va- nités et le juLTCiiunt arrêté qui nous fait mépriser tout ce que nous sommes. Je pourrais prendre au hasard vingt autres exemples dans cette oraison funèbre, maisj'en ai dit assez, j'espère, pour vous ])rouver que Bossuet est précisément le contraire d'un déclamaleur, et si, sur ce point du moins, vous n'êtes pas con- verti, la faute en est à moi, c'est rpic j'ai mal lu. BOSSUET ET MAXÎN. SSj Quant à l'ensemble de ses livres, sans doute, on y trouve plus d'une partie ruinée, mais ce qui reste debout est plus beau que les monuments les plus entiers de notre langue. Les temples de Thèbes et de Mempliis aussi sont à demi ren- versés, le Parthénon est mutilé, et cependant les débris du Parthénon et de Thèbes, demeurent les plus nobles témoins du génie humain! ainsi de Bossuet. Croyez-moi, mon cher ami, ne mesu- rons pas un grand esprit à son influence sur le monde politique et social. Il y a un autre monde qui le vaut bien, c'est le monde moral, c'est le monde de 1 ame. Eh bien, Bossuet y règne et y rayonne, dans ce monde-là, à la façon d'une lu- mière bienfaisante : il éclaire et il épure ce qu'il y a de beau dans son œuvre, maintient tou- jours le cœur dans les plus hautes régions; on vit en plein ciel avec lui. Pour moi, quand je veux évoquer la plus belle image de notre langue ma- ternelle, quand je veux me convaincre de tout ce qu'elle peut et de tout ce qu'elle vaut, quand je veux sentir jusqu'où elle peut monter et jusqu'où elle peut descendre, je me relis tout haut une page de Bossuet. ^> 358 LA LECTURE EN ACTION. Je m'arrêtai. « Je vous remercie, me dit Manin. Vous dire que vous m'avez converti... non. Il y a en moi un vieux fond de républicain qui résiste à une admiration absolue pour Bossuet; mais vous m'avez fait réfléchir. On ne comprend jamais qu'à moitié un génie étranger. Je n'aime pas Bossuet, mais je m'incline devant sa grandeur d'écrivain. Merci. » CONCLUSION. 359 CHAPITRE XXVIII CONCLUSION Nous voici au terme de notre travail. Jetons un coup d'œil sur la route parcourue. J y vois trois étapes. A la première, leçons pratiques, appli- cation des principales règles de la diction, étude de morceaux simples et courts ; c'est une sorte d'enseignement primaire. A la deuxième, quelques idées générales, analyses plus détaillées, et parti- cipant de la littérature autant que de la lecture, mise en lumière des bienfaits de la diction par certains cas particuliers, ce sera, si vous vou- lez, l'enseignement secondaire. A la troisième, nous abandonnons l'étude du fragment pour Té- tude de l'écrivain, et nous demandons la manière de l'interpréter, non plus à l'examen, phrase à 360 LA LECTURE EN ACTION. phrase, mot à mot, de telle ou telle de ses pages, mais à la recherche des traits principaux de son génie. C'est l'enseignement supérieur. Ce cadre, si j'ai su le remplir, répond bien ce me semble, au titre du livre : la lecture en action, et ce titre à son tour, explique nettement le livre. En effet la lecture à haute voix, a un côté d'art qui dépasse l'enseignement technique. Il en est d'elle comme de la musique, elle ne s'apprend pas avec la même précision que les mathématiques 5 CjC n'est pas une science exacte; la connaissance et l'application des règles suffisent peut-être pour devenir un lecteur correct, mais non un bon lec- teur. Il y faut encore, chez le maîlre comme chez l'élève, une part d'imagination, de sentiment, de vie : voilà pourquoi j'ai essayé de faire de ce livre enseignant, un livre vivant. Mais mon travail m'a amené à un résultat autre et inattendu. La nécessité de trouver des exemple?, des cita- lions, m'a forcé de parcourir noire littérature entière. J'ai été cherchant et puisant partout. Or, ce voyage dans la langue française, m'a produit roffct d'un voy.'igc en France. Quand on traverse CONCLUSION. 36l successivement, la Normandie, la Bourgogne, TAuvergne, la Touraine, la Bretagne, la Pro- vence, on reste émerveille de la diversité prodi- gieuse de toutes ces contrées. Autant de pays, autant de productions différentes, autant de ter- rains divers, autant de ciels nouveaux! un seul trait est semblable : Partout la fécondité. Un seul nom est le même : Partout la France. Eh! bien, pareille a été ma joie dans ce passage à travers notre littérature et notre langue. Nul pays, je crois, n'offre une telle variété de grands écrivains. Ils sont là, plus de trente, tous marqués d'un trait particulier et d'un trait commun: Les esprits sont différents, l'esprit est pareil : ce sont enfants de la même race. Si l'on me permet une comparai- son familière, je dirais qu'une des gloires du pays de France, est dans ses vins. L'Allemagne a son Johannisberg, la Sicile son 3Iarsala, l'Italie son Lacryma Christi, l'Espagne son Madère et son Ma- laga ; la France les a tous! Le vin de Bordeaux, est fort, sain et sage. Le vin de Bourgogne généreux et fougueux. Le vin de Champagne a lo pétillement et la légèreté. Les vins de Provence, la chaleur con- centrée et puissante. Les vins du Midi, ont emprunté 21 362 LA LECTURE EN ACTION. aux vins espagnols leur couleur et leur liqueur ; il n'y a pas de Pyrénées pour les vins du Midi. Or, toutes ces saveurs, tous ces arômes, toutes ces ivresses, je les ai retrouvés dans la dégustation de nos divers écrivains. Et encore n'ai-je pas vi- sité tous nos grands crus ! Saint-Simon, M""*^ de Sévigné, et bien d'autres encore, les poètes du dix-neuvième siècle, nous réservent de nouvelles excursions, riches en découvertes; mais j'en ai dit assez aujourd'hui, pour marquer nettement mon dessein, et la peine que m'a coûtée ce tra- vail, serait largement payée, si on pouvait voir dans ce livre un tout ])etit monument élevé à la gloire de notre chère langue malernclle. FIN. TABLE Pagps Dkdicace V CHAr. I, Dessein et plan général do l'ouvrage 1 — II. Trois fabulistes. — Trois fables. — Trois genres de diction .'S — m. Une consultation 29 — IV. Comment apprendre à lire sans professeur de lecture? — Une règle qui saute aux yeux. . 3S — V. Autant d'époques, autant d'écrivains, autant de ponctuations différentes h\) — VI. De la poésie dans la diction. — La Fontaine. — Molière GG — VII. Une règle qui ne saute pas auxyeux. — Lemot de valeur. — Son importance. — Son carac- tère. — Souvenir de l'Académie 7.') — VIII. Esprit et ordonnance d'un morceau 8.') — IX. Lecteurs et comédiens. — Souvenir du père Lacordaire 'J.') — X. L'art poétique d'autrefois et l'art poétique d'aujourd'hui 108 — XI. La mémoire : de son rapport avec la diction et la lecture. — Souvenir de M. Régnier... lîlî — XII. Racine. — Shakespeare . lilO — XIII. Service rendu par la lecture à un grand roi. l.Vt 364 TABLE. CiiAP.XIV. Des oppositions dans la diction 157 — XV. Petits conseils pratiques à l'usage des per- sonnes qui lisent en public 163 — XVI. Deux scènes sœurs 1 6G — XVII. Une chanson de Déranger 178 — XVIII La mère et le fils 205 — XIX. Les Vieux de la Vieille. — Théophile Gau- tier 223 — XX. Trois supplications. — Racine. — La Fon- taine. — Victor Hugo. — Andromaque, les Deux Pigeons, Marion Delorme 237 — XXI. Un savant formé par la lecture à haute voix. 246 — XXII. Du coloris dans la diction. — Voix d'or. — Voix d'argent. — Voix d'airain. — Voix de velours. — Victor Hugo. — Théo- phile Gautier. — Casimir Delavigue 251 ~- XXIII. Les grands prosateurs. — Fénclon 262 — XXIV. — — Voltaire 273 — XXV. — — La Bruyère 295 — XXVI. — — Pascal 313 — XXVII. — — BossuctetManin. 327 — XX\ III. Conclusion 351) IMN DK LA lAnLE. ENFANCE, JEUNESSE LIBRAIRIE SPÉCIALE 3 COLLECTION COMPLÈTE DES TRENTE PREMIERS VOLUMES DU MAGASIN D'ÉDUCATION ET DE RÉCRÉATION PUBLIÉ SOUS LA DIRECTION DE MM. JEAN MACÉ - P.-J. STAHL - JULES VERNE Prix; : 200 francs Payables tu 8 termes de 25 francs à répartir en deux aas Les trente premiers volumes illustrés parus du Magasin d'Éducation et de Récréation constituent à eux seuls toute une bibliothèque de l'enfance et de la jeunesse. L'examen du catalogue général du Magasin, que nous tenons toujours à la disposition des parents, leur montrera que les œuvres principales, et pour ainsi dire complètes, de Jules Verne, de P.-J. Stahl, de Jules Sandeau, de E. Lkgouvé, d'KcGER, de J. IMACii:, de L. Biart et de bien d'autres; que les plus heu- reuses séries de dessins de Frœlich, Froment et d'un grand nombre d'artistes éminents, écrites ou dessinées avec un soin scrupuleux, à l'usage spécial de la jeunesse et de la famille, j sont, contenues dans les trente volumes déjà parus. Ctïtte collection grand in-S" représente par le fait la matière de ])lus de cent volumes in-18 ordinaires. Elle est en outre illustrée de ])rès de quatre mille dessins, créés expressément pour le Magasin d'Éducation. Le Magasin d'Éducation s'est tenu avec soin en dehors de ce ([u'on appelle l'actualité, dont rintérêt passe et vieillit, pour ne laisser entre les mains de ses lecteurs que des œuvres d'un intérêt duri ble et permanent. Les premiers volumes, à ce titre, présentent donc un intérêt égal aux derniers, et offrir aux enfants les premières années, s'ils ne les connais- sent pas, leur assure des lectures aussi agréables que si on "■ * leur donnait les derr "^ros. 4 J. IIETZEL ET C'*, 18, RUE JACOB *LES TOMES I à XXX RENFERMENT CO M M E Œ U VRES PRINCIPALES Les Aventures du Capitaine Hatteras, Les Enfants du Capitaine Grant, Vingt mille lieues sous les mers, Aventures de trois Russes et de trois Anglais, Le pays des Fourrures, L'Ile mystérieuse^ Michel Strogoif, Hector Sarvadac,Les Cinq cents millions de la Bégum,de Jules Verne. — La Morale familière, Les Contes Anglais, La Famille Chester, L'Histoire d'un Ane et do deux jeunes Filles, Une Affaire iifficilo à arranger, Maroussia, Un pot de crème pour deux, de P.-J. Stahl. — La Roche aux Mouettes, de Jules Sandeau. — Le Nouveau Robinson Suisse, de Stahl et Muller. — Romain Kalbris, d'Hector Malot. — Histoire d'une Maison, de Viollet-le-Duc. — Les Serviteurs de l'Es- tomac, Le Géant d'Alsace, Le Gulf-Stream, etc., de Jean Macé. — Le Denier delà France, La Chasse, Le Travail et la Douleur, A Madame la Reine , La Fée Béquillette , Un premier Symptôme , Sur la Politesse, Lettre à M"" Lili, etc., de E. Legouvé. — Le Livre d'un père, de Victor de Lapradb. — La Jeunesse des Hommes célèbres, de McLLEii. — Aventures d'un jeune Naturaliste , Entre Fières et Sœurs, Voyages et Aventures de deux enfants dans un parc, Les Voyages involontaires, de Lucien Biart. — Causeries d'Eco- nomie pratique, do Maurice Block. — La Justice des choses, de Lucie B*". — Les Aventures d'un Grillon, La Gileppe, par le docteur Candèze. — Vieux souvenirs, Départ pour la Campagne, Bébé aime le rouge, etc., de Gustave Dnoz. — Lo Pacha berger, par E. La- BOULAYE. — La Musique au foyer, par Lacome. — Histoire d'un Aqua- rium, Les Clients d'un vieux Poirier, de E. Van Bruyssbl. — Le Chalet des Sapins, de l'rospcr Chazel. — L'Odyssée de Pataud et de son chien Fricot, do F.-J. Stahl et Cham. — Le petit Roi, de S. Blani»y. — L'Ami Kips, de G. Aston. — La Grammaire do M"" Lili, de Jean NUcFC. — Histoire do mon oncle et do ma taiito. par A. Dequet. — L'Lmbranchement de Mugby, Hisloiro de Bobollo, Une loltio inédite, Septante fois sept, de Cli. Dickens, etc., etc. — C'est-à-dire une Biblio- thè({ue complète de l'Enfance et de la Jeunesse. Les petites Sdiurs et petites Mamans, Les Tragédies enfantines, Les Scènes familières et autres séries do dessins, par Fuqblicb, FnoiiBNT, Ultaii.lB; textes de Stahl. • TOMES XXXI-XXXII La Maison à vapeur, par Jules Verne. — Les Quatre Oilos du iloo- Iciir Marsch, par P.-J. Stahl. — Lcrons de Lecture, par E. LEUoirvÉ. — Uirpii'tU', par P. Cha/ki.. — Conlrs cl nouvelles, par C. Lemonnilh, l,i';nM»NT. Hi:nt70N, Dn i\ iik Saint-Anhr»-':, Nicoi.k, Ri':NF';ninT, etc. ENFANCE, JEUNESSE. — LIBRAIRIE SPÉCIALE 7 I Cours complet et graJné d'Éducation I POUR LES FILLES ET POUR LES GARÇONS i A suivre en six années I Soli dans la Pension, soit dans la Fajnille \ CAHIERS D'UNE ÉLÈVE DE SAINT-DENIS PAU DEUX ANCIENNES ÉLÈVES DE LA MAISON DE LA LÉGION D'HONNEUR I ET PAR » LOUIS BAUDE, ancien professeur au Collège Stanislas. \ 17 Volumes in-18.— Brochés, 57 fr.; cartonnés, 61fr. 50 I Chaque volume se vend séparément Sommaire des 12 cahiers. — Introduction. — Grammaire française. — Dictées. — Histoire sainte. — Mappemonde. — Géogra- phie de l'Histoiro sainte. — Anciennes divisions do la France par provinces. — Division do la France par départements. — Table chronologique des rois do France. — Arithmétique. — Système métrique. — Lectures et exercices do mémoire. — Étymologies. — Histoire ancienne. — Eres chronologiques. — Mythologie. — Etudes préparatoires a l'Histoire do France. — Cosmographie. — Géographie de l'Asie Mineure. — Départements et arrondissements delà France. — Géographio de la France. — Histoire romaine. •» Histoire de l'Église. — Paris et ses monuments. — Récapitulation de l'Histoire ancienne. — Histoire du moyen âge. — Géographie moderne. — Géographie de l'Europe. — Histoire naturelle. — Précis do l'histoire de la langue française. — Traité de versification. — Histoire moderne. — Géographie de l'Amérique et de l'Océanie. — Curiosités historiques. — Botanique. — Zoologie. — Principales inventions et découvertes. — Principes de littérature. — Histoire do la littérature ancienne et I française. — Philosophie. — Table chronologique des principaux j événements de l'histoire contemporaine depuis 1789. — Bibliographie. 1 8 -T. HETZEL ET C'e, 18, RUE JACOlî ! — Philologie des langues européennes. — Précis de l'Histoire géné- rnle des études. — Biographie des femmes célèbres. — Notions géographiques complémentaires. — Morceaux choisis. Sommaire des 4 cahiers préliminaires. — Religion. — Éducation. — Instruction. — Notions sur les trois règnes de la nature. — Connaissance des chiiïres et des nombres. — Lectures. — Exercices de mémoire. — Cours d'écriture (avec modèles). Sommaire du cahier complémentaire. — Considérations générales. — Histoire de l'Architecture. — De la Sculpture. — De la Peinture. — Gravure. — Lithographie. — Histoire de la Musique. — Astronomie. — Archéologie. — Numismatique. — Paléographie. | — Minéralogie. — Algèbre et Géométrie. — De la Vapeur et de ses applications. — Télégraphie électrique. — Galvanoplastie. — Do la Chloroformisation. — De la Photographie et de l'Aérostation. ÉTUDES D'APRÈS LES GRANDS MAITRES Dessins par A. COLIN Professeur de desnn à l'École polytechnique Album in-folio, 20 planches. — Cartonné bradel, 20 francs Cartonné toile, tranches dorées, 22 francs Chaque planche collée sur carton, avec texte au dos , 1 fr. 25. ATLAS COMPLEMENTAIRE DES CAHIERS D'UNE ÉLÈVE DE SAINT-DENIS. Atlas classique de Géof^raphie universelle, composé de iii planches on plusieurs couleuis, dressées par M. Dubail, ex- : professeur adjoint de géographie à l'Kcolo de Saint-Cyr. — 1 volume grand in-8, cartonné hrodel. Prix : 8 fr. LvH programmes d'admisBion aux Érolos do l'Etat bo trouvunl dans les Grandes écoles civiles et viilitnires de France, par Monriusn D'Ocxone. — Un beau vol. in-18, 3 fr. 50. (Voir Page 24.) Voir pour \vt Classiques français, p. 20. (U o 1) "O '"• cj ce o ce *-' o ce ^ g x> ^ c "^ o CQ M "^ C * C/5 ^ JC E ce x: U -o CT" O 5/5 ^ ce ■"■ (U 3 O ■ Vt.4 W3 O s ^ o O JC e p (A c/î y o 22 N •^ c £ C ce C/5 «-• c i-i ce 0) 'te o C ^ O c/} 1^ .Si o a, ^ c/3 o o — ' £ c ce c/3 i> c c ce o ^ '^ c o o o X) o o ex = O c/5 « ► c/} U x: j= 4-* 4»> Vi Xj >> ce ^ ce ■^ -a T3 C O .£ o c 2 «» 3 •S X c ce D -O c/5 .ti 3 a, o c/5 U (L) ce Q ^ SI •S w •s ^ 4_> C/5 '^ JC =' £ rr, ^ o ce .5 c/5 '«irf ce O .£ " c c^ ^ ce -^ Im c 2 X ex 3 c/3 3 ce _ ^ o a> ce c ^ 2i Si) «« vu o < .£ .2 o c z: > c/3 Ui 3 a> = ^00- ce ^ 3 2i ^ c/3